Togo-Maryse Quashie : « Il faut sortir du ghetto de nos anciennes appartenances »

Dans leur rubrique « Cité au quotidien » de la semaine écoulée, les universitaires Roger Folikoue et Maryse Quashie exaltent le sentiment d’appartenance et montrent que les différences ne sont pas des obstacles à l’union. Lisez plutôt !

CITE AU QUOTIDIEN
Le sentiment d’appartenance: Quelle conséquence ?

Les funérailles du Cardinal Laurent MONSENGWO ont eu lieu le 21 juillet, et un autre grand congolais, en la personne du philosophe et théologien Kä MANA, nous avait aussi quittés le 15 juillet 2021.  Cependant, reconnaissons-le, il n’était pas connu d’abord comme congolais et lui-même d’ailleurs, ne se définissait  pas  prioritairement  comme  ressortissant  de  la République Démocratique du Congo. En effet, ses nombreux ouvrages, ses conférences, ses déclarations  bref  toute  sa  pensée,  étaient  essentiellement  centrés sur l’Afrique.  On  peut ainsi  affirmer  qu’il ne se retrouvait  pas  dans  les  découpages territoriaux que l’Afrique a hérités de la colonisation. 

Pourtant, même si nous les avons hérités de la colonisation, c’est nous-mêmes  qui  avons décidé  de  conserver  ces  découpages  avec  la  décision de l’intangibilité des frontières prise tout  juste  après  les  indépendances,  en  1963,  avec  la naissance de l’OUA  (Organisation  de l’Unité  Africaine,  future  Union  Africaine).  Nous  avons  continué  à  renforcer  ces  découpages en ne faisant pas trop d’efforts  pour l’intégration  régionale  ou  continentale,  et  au  plan national  aussi  par  nos  choix  stratégiques,  par  les  politiques  linguistiques  par  exemple.  Et pourtant  une  identité  forgée  par  des  identités  était  la  réalité  à  laquelle  devrait  conduire l’OUA dans une vision panafricaniste.  La  naissance  de  la  CEDEAO  a été la source de tant d’espoirs en 1975 car,  enfin,  cette institution  cassait  un  des  plus  vieux  découpages  coloniaux  de l’Afrique, la divisant en pays anglophones et pays francophones. Et à ce sujet, on ne peut que se féliciter, encore une fois, de ce  que le regroupement des sociétés civiles le 10 juillet 2021 à Cotonou, ait lui aussi jeté à bas les cloisons entre francophones et anglophones.  

Si ce n’était que des découpages administratifs que nous avons conservés, cela ne serait pas trop grave, car cela  signifierait  simplement  que  l’existence  de  zones  géographiques différentes ou d’un certain vécu historique a des implications dans l’organisation et le comportement  sociopolitiques  actuels.  Mais le vrai problème c’est que ces découpages sont  en  quelque  sorte  entrés  “dans nos têtes et dans nos cœurs”.  Nous  réagissons  en fonction d’eux parce que nous avons intériorisés des sentiments d’appartenance sur  cette base.  

Il est vrai que la socialisation de la personne ne peut se faire sans le sentiment d’appartenance. En effet devenir quelqu’un c’est se différencier de l’autre et des autres, mais c’est aussi faire partie d’une communauté dont on adopte les marqueurs comme la langue ou l’accent, la façon de s’habiller et des savoir-être plus profonds. La conséquence en est qu’on apprend à afficher les rôles et comportements que cette communauté attend de nous  dans  telle  ou  telle  circonstance. Nos  appartenances  nationales  ne  sont  pas  des obstacles à la construction d’une appartenance régionale et même continentale.  Ce  sont des appartenances données pour des appartenances à construire.  

Et plus on se développe,  plus on se sent appartenir à des groupes différents même si liés les uns  aux  autres : ainsi on fait partie d’une famille, puis d’un groupe composé de  plusieurs familles (clan, tribu, ethnie), puis d’un pays, d’une région, d’un continent etc. 

La  multiplicité  des  groupes  auxquels  on  se  sent  appartenir,  nous  enrichit  car  elle  élargit nos choix d’attitudes et de comportements.  C’est ce que dit si bien ce  proverbe  de  chez nous : « L’enfant qui n’est jamais sorti de chez lui croit que c’est la sauce de sa mère qui est la meilleure ». Ce proverbe nous appelle à relativiser nos préférences et priorités pour prendre conscience de l’existence d’autres préférences et priorités. Évidemment cela nous aide aussi à consolider les points forts de notre identité car goûter une autre sauce peut nous amener à confirmer l’excellence de la cuisine de notre mère. Plus sérieusement, la combinaison avec d’autres  appartenances  nous  aide  à  définir  et  à  formuler  ce  qui  demeure  pour  nous incontournable dans les valeurs auxquelles nous nous référons

C’est pourquoi,  dans l’histoire de chaque individu  il  y  a  des  moments  où  il  est  appelé  à s’interroger sur ses appartenances  pour  les  confirmer  ou  les  questionner  car  nous  sommes dans la logique du reçu pour construire du nouveau. Cela  n’est  pas  toujours  facile.

Imaginons,  par  exemple,  ce  que  cela  peut  produire  comme  bouleversement  chez  un  jeune de  découvrir  que  le  chef  de  sa  famille  a  fait  des  choix  non  conformes  à  la  morale  que  lui-même  prônait ?  Doit-il dès lors renoncer à son appartenance à cette famille, essayer d’en effacer  les  traces ou faire preuve d’une loyauté  sans  faille  à  ce  chef  de  famille  au  nom  de l’appartenance à la même famille ?  Cela peut amener à des choix déchirants qui marquent toute une vie.    

On  le  voit  bien,  en  fonction  de  tout  cela,  se  crisper  sur  une  seule  de  nos  appartenances multiples peut receler des aspects négatifs. En effet cela engendre des attitudes de rejet et d’exclusion des autres, de leurs choix auxquels on ne reconnaît aucune valeur. A  part l’isolement auquel ce type d’attitude amène la personne dans  les  cas  extrêmes,    il  y  a surtout le fait que cela empêche les convergences d’opinions, le consensus social.  

En  effet, le sentiment d’appartenance n’est pas le fait d’un seul individu : c’est une réalité psychosociale.  Il  appartient  à  la  communauté  de  construire  et  de  transmettre  le  sentiment d’appartenance  à  ses  membres,  et  cela  se  fait  à  travers  différents  rites  sociaux :  fêtes  et célébrations  diverses,  mais  aussi  rituels  ordinaires  comme  les  salutations.  Mais  ce  qui  est important dans  ce  que  nous  développons  ici  c’est  que  la  communauté  peut  choisir d’exalter ou de tempérer le sentiment d’appartenance de ses membres à tel ou tel moment de son histoire.  

La  question  nous  est  alors  posée :  où  en  sommes-nous  dans  nos  pays  africains  où  on  est confronté à une impasse politique avec des pouvoirs qui ne veulent pas bouger d’un pouce par  rapport  aux  anciennes  pratiques,  à  des  oppositions  murées  dans  leurs  divisions,  des populations  coincées dans  des loyautés indéfectibles  à des  hommes  et non  à des  idées,  à des citoyens convaincus de leur impuissance à induire le changement social ?    

Le moment n’est-il pas venu d’écouter quelqu’un comme Kä MANA nous invitant à sortir du ghetto de nos anciennes appartenances :   Il existe  une  manière  de  vivre  le  pouvoir  comme  un  pouvoir  intelligent, capable d’unir dans  une  même  dynamique  des  outils  de  changement  dont  il  convient  de  se  doter comme  énergie  de  renaissance. L’idée de pouvoir intelligent, je la  reprends  à  Hillary CLINTON  qui  y  voit  une  inter-fécondation entre trois forces qui constituent ce qu’elle appelle  une  société  saine.  Ces trois forces  sont :  « un  Etat  responsable,  une  économie ouverte  et  une  société  civile  passionnée » (…) On doit noter qu’il n’y  a  pas  ici  la confrontation  entre pouvoir et opposition telle qu’on la voit partout en Afrique  ni affrontement incendiaire pour le contrôle des manettes de la gouvernance. 

La politique est vue plutôt comme inter-fécondation et cette inter-fécondation met en relation le champ du rayonnement international d’une nation, le champ de l’économie créatrice de prospérité et le champ de la création d’idées novatrices par la société civile définie autour des militants organisateurs et apporteurs de solutions. (Kä MANA, Face à la crise du pouvoir en Afrique, Pole Institute, 2021)   

Pour  aller  vers  un  début  de  dénouement  de  la  crise  qui  perdure,  il  faudrait  peut-être  que nous nous rendions compte que  c’est peut-être parce que nous exaltons nos appartenances anciennes que nous ne voulons pas voir chez tel ou tel autre un apport inestimable ; dès lors  nous vivons dans une sorte d’aveuglement devant les pistes de solutions possibles.  N’est-il pas temps pour nous de sortir de ces anciennes appartenances, pouvoir, opposition, partis politiques de telle mouvance ou telle autre mouvance, société civile,  ethnies, villages, familles, etc. pour  envisager les choses autrement, envisager une autre appartenance, celle de la nation, de la région, de notre origine continentale ?  

Nous pensons pour notre part que le temps est venu pour que se manifeste cette société civile créatrice d’innovations dont Kä MANA fait mention.  

Lomé, le 23 juillet 2021

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