Ferdinand Ayité est lauréat du prix international de la liberté de la presse décerné par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ). Aujourd’hui exilé en France, le patron de L’Alternative dédie cette distinction à ses confrères togolais.
Lire sa réaction à travers cette interview consultable sur plumededafrique.tg.
Vous venez de remporter le prix international de la liberté de la presse 2023 décerné par le Comité pour la protection des journalistes. Quels sont vos premiers sentiments après ce sacre ?
C’est un sentiment de fierté et d’amertume. D’abord de fierté parce que c’est un prix assez prestigieux, et savoir que je suis le seul Togolais et Africain à obtenir ce prix cette année, je pense que c’est un réconfort. Un sentiment d’amertume parce que ce prix intervient au moment où au niveau de notre Rédaction, nous avons énormément de difficultés. J’ai sur le terrain plusieurs collaborateurs qui ne peuvent plus travailler aujourd’hui parce que je ne suis pas à l’intérieur du pays, mon Rédacteur en chef aussi est contraint d’être à l’extérieur du pays. Et donc savoir que ces dames et jeunes hommes ne peuvent plus faire ce qu’ils savent faire, c’est-à-dire le journalisme est quand même un sentiment d’amertume. Voilà ce qui m’anime en ce moment où on m’a annoncé ce prix.
Parlez-nous brièvement de votre parcours et qu’est ce qui a milité en votre faveur ?
En toute modestie, je n’ai pas trop besoin de parler de mon parcours ; il est connu. Il y a plus de 15 ans que nous avons lancé ce projet que nous avons appelé ‘‘ L’Alternative ’’ et sur lequel nous avons commencé par travailler, avec mon Rédacteur en chef de l’époque, Maxime Domegni qui est aujourd’hui à l’international. Nous avons fait notre petit bonhomme de chemin, on a subi des humiliations, des persécutions, les harcèlements judiciaires et administratifs, la prison, la condamnation…aujourd’hui l’exil ! Je pense que c’est notre capacité à pouvoir tenir malgré tous ces évènements qui font aujourd’hui que ma petite personne a été primée sur le plan international. C’est le fruit de la résilience parce qu’ailleurs, peut-être pour avoir subi une, deux ou trois persécutions, certains ont abandonné. Moi je n’ai jamais abandonné. Même il y a un an et demi, à la sortie de prison avec mon confrère qui malheureusement est décédé, paix à son âme, beaucoup de voix se sont élevées pour nous dire qu’il faut abandonner cette histoire, il faut laisser tomber. Mais j’ai repris mes émissions comme si de rien n’était. Je pense que c’est toute cette résilience, cette capacité à rebondir à chaque fois qu’on essaie de vous écraser qui fait qu’aujourd’hui ce prix m’a été décerné. Je pense que quelque part, de loin, il y a des gens qui observaient ce qui nous arrivait au pays.
Quelques heures après votre consécration, vous écriviez : Une lumière dans cet océan de difficultés que nous traversons en ce moment ». A quoi faites-vous allusion ?
Je parle particulièrement de ma situation et celle de mon Rédacteur en chef (Isidore Kouwonou, aussi en exil). Vous savez très bien que le 15 mars dernier, nous avons été condamnés à trois ans de prisons, assortie d’un mandat d’arrêt international. Donc on a dû quitter le pays. Nous sommes des fugitifs en train de nous chercher dans le monde actuellement. Et c’est quand même difficile et triste de se retrouver dehors, loin de nos familles et de nos parents, qui à leur tour font l’objet de harcèlement au pays. C’est par rapport à tous ces évènements et notre situation actuelle que j’ai eu à faire cette déclaration. C’est très difficile pour des journalistes que nous sommes d’être contraints à vivre cette situation. Ce sont les risques du métier et les choses finiront par se stabiliser d’une manière ou d’une autre.
Avec le recul, pensez-vous que vous êtes allé trop loin dans votre engagement pour une presse libre au Togo ?
Non, quand on a des principes et des valeurs et quand on les défend, on n’a jamais été trop loin. Moi j’ai été président de « SOS Journaliste en danger », nous avons fait des manifestations au Togo pour exiger le retrait de certaines lois et certaines dispositions ; on a été bastonnés, gazés, mais nous n’avons jamais abandonné. Voir aujourd’hui ce qui se passe dans notre pays avec le recul des textes où aujourd’hui, avec les dispositions liées aux réseaux sociaux, on peut envoyer un journaliste en prison, c’est quand même assez grave pour un pays qui se dit démocratique. Donc on n’est jamais allés loin pour défendre la liberté, les principes. Donc je ne pense pas que j’ai été trop loin. Mais s’il faut aller plus loin que ça, on le fera tant qu’on n’aura pas véritablement une presse libre et indépendante qui contribue à la consolidation de la démocratie à travers la libre information des populations. Ce sont des dispositions consacrées par notre Constitution et en les défendant, on n’est jamais trop loin.
Quel avenir pour votre journal ‘‘ L’Alternative ’’ et vous-mêmes ?
Pour mon journal, on a cessé de paraitre depuis le mois de mars. Ce n’est qu’un répit parce que les deux premiers responsables sont dehors. Lorsqu’on parle de prison, vous imaginez que vos collaborateurs, leurs parents…des gens ont peur. Le premier réflexe de vos collaborateurs, c’est de préserver leur vie et nous aussi, on n’est pas encore dans une certaine stabilité, on essaie de nous chercher. Une fois qu’on va vraiment se retrouver avec la tête tranquille, on va relancer nos parutions. Peut-être qu’elles ne seront plus avec la même formule, mais on trouvera les formules assez adéquates pour continuer par informer les Togolais à la fois par les parutions avec le journal et reprendre aussi « L’autre journal » qui était une émission très suivie par les populations. Donc il n’y a pas de souci pour ça. C’est juste une zone de turbulence que nous traversons. Dès qu’on en sera sortis, on verra.
Ce prix que vous venez de remporter, vous le dédiez à qui ? A la presse togolaise ou à vos détracteurs ?
Je ne pense pas que je vais dédier un prix aux détracteurs. Moi je suis de nature stoïque et donc le bon Dieu se charge de mettre chacun à sa place. Mais je dédie ce prix à l’ensemble de la presse togolaise parce qu’elle se trouve aujourd’hui dans une situation assez préoccupante, mais on en parle peu ou on n’en parle pas du tout. Que ce soit la presse audio-visuelle où les fondateurs sont acculés par des difficultés financières et où des journalistes perçoivent difficilement leurs salaires, on n’en parle pas souvent. Et la presse écrite qui est dans une situation catastrophique. Vous avez des journaux qui ne paraissent plus aujourd’hui ou pas selon leur périodicité à cause des contraintes financières (pas de moyens d’aller à l’imprimerie, des journalistes non payés) … Aujourd’hui, cette presse n’est pas indépendante. L’indépendance de la presse, c’est d’abord la situation financière des journaux et des entreprises de presse solides pour pouvoir faire le travail en toute sérénité. Et donc moi, si j’ai une interpellation, c’est celle-là. Que nos confrères de la corporation se réveillent.
Au-delà des problèmes de personnes, dans les associations, il faut se rendre compte que la presse est totalement dans le gouffre. Il y a des journalistes qui meurent aujourd’hui, faute de moyens pour se soigner. Ces cinq dernières années, nous avons une dizaine de journalistes qui sont morts et la plupart sont décédés parce qu’ils n’ont pas les moyens de se soigner. Ça doit quand même réveiller non seulement les journalistes, mais aussi les autorités. Aujourd’hui la priorité, ce n’est pas de continuer par voter des lois pour sanctionner les journalistes ou restreindre les espaces de liberté, mais c’est d’aider les journalistes à consolider les entreprises de presse, à construire des entreprises solides ; sinon dans deux ou trois ans, tous les médias que vous voyez vont s’effondrer. Et donc s’il faut dire quelque chose aujourd’hui, c’est à l’endroit de tous ces médias-là.
Nous avons des journalistes compétents, assez outillés ; mais le problème, c’est l’espace qui ne nous permet pas d’évoluer…Sinon, on a de très bons journalistes, mais le problème de notre pays est que ces journalistes n’arrivent pas à exprimer leurs talents et ça, c’est mauvais pour une société démocratique, une société qui veut avancer. Les journalistes indépendants sont des journalistes libres qui vont creuser au fond de la marmite, investiguer pour faire ressortir des dossiers qui permettront qu’on puisse corriger les tares de la société. Nous ne sommes plus à l’époque du simple journalisme de reportage. Avec les réseaux sociaux, tous les citoyens peuvent le faire. Mais des journalistes formés, outillés doivent faire la différence en allant plus loin que ce qui se faisait dans les années 80. C’est ce que je peux dire à l’ensemble de la corporation.