Togo- Interview: Gilbert Bawara sur les manifestations

Dans un contexte politique marqué par de récentes violences et une réforme constitutionnelle controversée, le ministre togolais de la Fonction publique, Gilbert Bawara, dans cette interview accordée à Le Point, répond aux critiques de la société civile et de la communauté internationale. Face aux accusations de répression excessive, d’arrestations arbitraires et de verrouillage de l’espace public, il défend l’action des autorités au nom de la préservation de l’ordre public. Tout en niant toute disparition forcée et en relativisant les bilans avancés par les OSC, Bawara assume une ligne de fermeté, accuse les instigateurs d’agitation de manipulations depuis l’étranger, et vante les vertus du nouveau régime parlementaire. Un entretien sous tension, où les justifications sécuritaires croisent une volonté affichée de stabilité politique, quitte à étouffer toute contestation. Bonne lecture.

Le Point Afrique : Pourquoi un tel écart entre les chiffres du gouvernement, qui parle de cinq morts, et ceux avancés par la société civile, qui en dénombre sept, dont des mineurs ? Que répondez-vous aux accusations de violences commises par les forces de sécurité jusque dans les domiciles ?

Gilbert Bawara : Avant de dresser le bilan, il faut replacer les interventions des forces de sécurité dans leur contexte, et rappeler au préalable la situation à l’origine des actions et réactions rendues nécessaires en raison des actes et des agissements qui se sont produits dans les périodes des 5 et 6 juin, puis des 26, 27 et 28 juin.

Face aux mots d’ordre lancés sur les réseaux sociaux par un groupuscule de cyberactivistes, de blogueurs et d’artistes de connivence avec quelques personnalités résidant en dehors du pays, appelant à la violence et incitant à s’en prendre aux forces de l’ordre ou à d’autres citoyens, cherchant à créer un climat de chaos généralisé pour parvenir à la déstabilisation du pays, la première réaction des autorités a été plutôt d’exhorter nos concitoyens au civisme, à la retenue et à la responsabilité.

Mais face à la situation séditieuse, aux velléités insurrectionnelles et subversives qui se sont matérialisées par des tentatives d’attroupements et de guérilla, ponctuées d’actes de violence, de vandalisme ainsi que des exactions dans quelques endroits de la capitale, il était du devoir et de la responsabilité des pouvoirs publics de faire respecter la loi, et d’engager toutes les actions pour rétablir et maintenir l’ordre public. L’objectif étant d’empêcher les destructions et les dégradations des biens privés ou des équipements publics, protéger la population contre les actes de violence, assurer le déroulement sans entraves des activités.

Reconnaissez-vous la gravité des faits alors que des ONG internationales, des médias indépendants dénoncent une répression excessive malgré vos assurances ? Le gouvernement n’a-t-il pas une responsabilité à faire toute la lumière sur ces événements ?

Personne ne peut nier qu’il y ait eu des situations déplorables, mais il faut regarder les choses en face. Premièrement, les instigateurs et les commanditaires de ces troubles ont eu recours de façon massive à la désinformation, à la manipulation d’images par intelligence artificielle et à l’importation de vidéos sur des événements et des situations qui ne se sont pas produits au Togo. Certaines scènes datent de 2017 ou 2018, ou proviennent de situations qui ont eu lieu ailleurs. Il y a eu une opération de manipulation à grande échelle.

Durant les épisodes d’agitations, le gouvernement a confirmé cinq décès, dont certains corps repêchés dans la lagune de Lomé. Toute perte de vie humaine est regrettable. Une procédure judiciaire est désormais ouverte afin d’approfondir les investigations et les recherches sur les causes et circonstances de ces décès.

Quant aux deux autres décès évoqués par certains médias et des organisations de la société civile, il n’existe à ce jour aucun élément précis permettant de les confirmer : ni identité, ni localisation des corps, ni les familles des victimes. Si de telles informations existent ou des témoignages pouvant corroborer ces allégations, ils devraient être transmis aux autorités compétentes.

Des procédures judiciaires visent aussi les commanditaires identifiés, souvent via les réseaux sociaux. Des démarches d’entraide policière, judiciaire et diplomatique sont en cours partout à travers le monde pour appréhender ces individus afin qu’ils répondent de leurs actes.

Même en tenant compte des divergences sur le bilan, des violences bien réelles ont eu lieu sur le sol togolais ces jours-là. Vous en convenez ?

C’est indéniable. Des actes de violence ont été enregistrés en raison surtout des appels lancés depuis l’extérieur du Togo. Des difficultés ont pu se produire lors des interventions des forces de sécurité au regard des conditions périlleuses créées par les manifestants.

Vous admettez que le niveau de répression était disproportionné ?

Les forces de sécurité n’ont pas agi dans des rues vides ou contre des personnes pacifiques. Elles ont répondu à des attroupements violents, à des individus cherchant à bloquer les rues et empêcher toute activité, à des agressions. Les mots d’ordre étaient clairs : paralyser l’économie, créer le chaos.

L’État n’a donc aucune part de responsabilité ?

Dans un État de droit, l’ordre public doit être préservé. Le climat de paix et de sécurité dont le Togo jouit malgré un environnement sous-régional marqué par la propagation inexorable du terrorisme et de l’extrémisme violent n’est pas un acquis irréversible. Nous devons donc veiller à préserver absolument cet acquis. Les pouvoirs publics agissent avec rigueur et fermeté, mais aussi avec discernement et responsabilité. Il faut que chacun respecte les règles de vie en société, et les règles du jeu démocratique.

Au Togo, ce « jeu démocratique » ne laisse plus aucune place à la contestation populaire et pacifiste. Toutes les manifestations sont interdites.

Depuis janvier, il y a eu de nombreuses activités politiques : réunions, meetings, tournées dans les quartiers de Lomé ou à l’intérieur du pays, sans aucune entrave mais dans un esprit de respect de cadre réglementaire régissant les réunions et manifestations sur la voie publique, dans un esprit de collaboration entre les organisateurs et avec les autorités compétentes. Ce qu’il s’est produit en juin, ce ne sont pas des manifestations mais des appels clairs et une volonté délibérée et assumée de soulèvement et de déstabilisation du pays.

N’alimentez-vous pas vous-même la frustration, en verrouillant le débat public et en interdisant toute contestation ?

Ne soyons pas excessifs et caricaturaux ! Encore une fois, la liberté de manifester n’est pas un droit absolu, sans limites. On ne peut pas invoquer des frustrations pour justifier des troubles, les violences, les destructions et même l’intolérance et la haine.

Au-delà de la réponse judiciaire, le gouvernement compte-t-il poser des actes face aux tensions ?

Le président du Conseil est un homme d’écoute. Il est pleinement attentif face à tout ce que nos concitoyens expriment. Toutes les préoccupations et les idées nourrissent sa réflexion et l’aideront sûrement dans ses décisions et dans son action.

La campagne électorale pour les municipales bat son plein, dans un climat de sécurité et de sérénité. C’est le dernier scrutin avant 2030. C’est aussi un des effets bénéfiques de la réforme constitutionnelle opérée en 2024 : la rationalisation du calendrier électoral. Les cinq années qui viennent seront des années de chantiers.

Depuis le début de cette crise, ni le président de la République, Savi de Tové, ni le président du Conseil, Faure Gnassingbé, ne se sont exprimés publiquement. Comment expliquez-vous ce silence des plus hautes autorités, alors même que la population est profondément bouleversée et attend des réponses ? Où sont-ils passés ?

Il faut éviter la personnalisation du pouvoir qui peut conduire au culte de la personnalité, et ne pas faire de fixation ni sur la personne du président de la République ni sur celle du président du Conseil. Avec le régime parlementaire, l’objectif est justement de promouvoir une gouvernance collective, une déconcentration des pouvoirs. Le président du Conseil n’a pas besoin d’affichage médiatique intempestif pour donner les orientations et prendre les décisions qu’il estime nécessaires pour la bonne marche du pays. Et il le fait quotidiennement. Donc, le manque d’affichage médiatique n’est pas un signe de désintérêt ou d’indifférence. 

Les Togolais ne méritent-ils pas une prise de parole du plus haut niveau de l’État ?

Je peux comprendre cette attente. Mais il faut éviter que les actions et les interventions des plus hautes autorités soient dictées par l’émotion, par les péripéties et les événements quotidiens.

Votre gouvernement est démissionnaire. Qui dirige aujourd’hui le pays ? À quel titre prenez-vous la parole ?

La démission du gouvernement est conforme à la Constitution. À partir du moment où le président du Conseil est le chef du gouvernement, sa prestation de serment et son entrée en fonction devaient être précédées impérativement de la démission de la Première ministre et de son gouvernement. Mais les ministres restent en fonction et gèrent valablement les affaires dites courantes. Ce n’est pas une situation inédite et extraordinaire. Regardez les expériences et les précédents ailleurs dans le monde, notamment en France ou en Belgique. Ce dernier pays a connu plus de 400 jours avec un gouvernement en affaires courantes.

Venons-en à l’affaire Aamron. Le rappeur a été introuvable du 26 mai au 21 juin. Enlèvement ? Disparition forcée ? Détention arbitraire ? Que s’est-il réellement passé ?

Vous parlez de disparition alors qu’il y a eu interpellation. Vous êtes libre de qualifier cela d’arrestation et de détention arbitraires, mais pas de disparition. De son interpellation à son retour à son domicile et en famille, ses proches ont constamment eu accès à lui.

Comment justifier qu’un homme soit enlevé chez lui en pleine nuit par des hommes cagoulés, interné de force en psychiatrie sans mandat ni décision de justice ?

Je ne dispose pas des détails quant aux conditions de son interpellation. Et je n’ai pas de raison d’accorder une quelconque foi et crédibilité aux allégations que l’on entend ici ou là.

Quel contre-pouvoir institutionnel aurait pu réellement intervenir pour contrôler la situation ? Cette question est cruciale face à la peur grandissante des artistes togolais.

L’intéressé jouit, comme tout autre citoyen, des droits et libertés politiques et civiques garantis par la Constitution. Il lui est loisible d’exprimer ses opinions et ses points de vue, et d’afficher son hostilité et son opposition aux autorités, de les critiquer. Mais est-il pour autant obligé de verser dans les outrances, de se livrer aux injures, aux outrages et diffamations et de poser ainsi des actes punis par les lois en s’abritant derrière son statut d’artiste ou en se prévalant de la liberté d’expression ou d’opinion ?

Lorsqu’on pose des actes, il faut être disposé à en assumer les conséquences.

L’on aurait imaginé que l’absence de poursuites judiciaires à son encontre, malgré la gravité de ses agissements, le conduise à plus de retenue et de modération. Ce n’est malheureusement pas le cas. Depuis son retour en famille, il se livre en spectacle et continue de participer à la campagne de désinformation et de manipulation de l’opinion en proférant des incriminations et des attaques verbales contre de nombreuses personnes. Il est un justiciable comme toute autre personne. S’il estime avoir été victime d’actes répréhensibles, alors qu’il saisisse la justice, ou qu’il saisisse, s’il le souhaite, la Commission nationale des droits de l’homme, avec les éléments de preuves en sa possession. Inversement, il peut aussi être requis et poursuivi pour assumer ces affirmations et propos affabulatoires.

Aujourd’hui, qui le pouvoir écoute-t-il encore au Togo ? La société civile ? L’opposition ? Ou plus personne ?

L’ouverture et l’écoute ont toujours été valorisées par les autorités. Il est possible de se parler, d’exprimer ses opinions et ses idées, et même de s’écouter de manière constructive et dans le respect mutuel, sans avoir besoin de se livrer à la violence et à l’intolérance, aux contestations violentes et aux troubles.

Nous refusons l’anarchie et le désordre dans les rues, sources d’insécurité. Le Togo avance, malgré les difficultés. Qu’il y ait des concitoyens qui estiment qu’ils ne sont pas satisfaits, qu’ils n’ont pas bien compris les fondements du changement fondamental, de la réforme de la Constitution qui a été opérée, cela est légitime, compréhensible et démocratique. Avec la pratique qui est en cours, chacun pourra mieux percevoir les effets bénéfiques de cette réforme majeure, notamment avec des institutions qui reposeront sur une représentativité, une assise et une légitimité plus larges et plus fortes, une gestion moins centralisée, associant davantage les forces vives et les citoyens.

En 2020, Faure Gnassingbé promettait de respecter la Constitution. Quatre ans plus tard, elle est modifiée sans référendum, et il reste au sommet de l’État. Comment justifiez-vous ce maintien au pouvoir ?

Il ne sert à rien de continuer à s’enfermer dans des combats d’arrière-garde. Continuer à épiloguer sur la réforme constitutionnelle ne permettra d’apporter aucune réponse concrète aux besoins réels du pays. La Constitution de la cinquième République repose sur des principes et pratiques démocratiques reconnus et observés à travers le monde. Elle contient des leviers pour favoriser une gouvernance participative et de proximité, et pour assurer une stabilité politique durable à notre pays, et lui permettre de se consacrer davantage à son développement.

Dans les faits, Faure Gnassingbé conserve les principaux leviers politiques, sécuritaires et diplomatiques. D’autres régimes africains ont mené des transitions similaires sans réelle redistribution du pouvoir. En quoi, selon vous, le cas togolais serait-il différent ?

L’instauration du régime parlementaire ne consiste pas à dissoudre l’autorité de l’État et à déresponsabiliser de tout l’exécutif. Elle n’a pas pour vocation d’instaurer une dyarchie ou dualité à la tête du pays. La clé de voûte est plutôt un équilibre des pouvoirs, notamment entre le législatif et l’exécutif, de manière globale.

Au total, on a une fonction présidentielle qui s’inscrit dans une dimension symbolique et consensuelle, au service de l’unité nationale, et un président du Conseil, chef du gouvernement, qui incarne, détermine et conduit la politique générale de la nation, y compris la politique étrangère.

Vous parlez d’un « chantier » à mener pour le développement, mais après 20 ans au pouvoir, pourquoi les Togolais devraient-ils croire à un véritable changement alors que les mêmes continuent de diriger ?

La plupart des pays occidentaux ont des siècles d’histoire. Ils sont aujourd’hui le résultat d’un long cheminement qui leur a permis de forger un sentiment national ou d’appartenance à une communauté nationale, de forger une véritable identité, de construire de véritables États dotés d’administrations et de services publics dignes de ce nom, et de mettre en place les grands équipements publics que l’on observe actuellement. Généralement, ces grandes réalisations ont été effectuées en période de royautés et des régimes d’exception.

En ce qui concerne l’Afrique, nous en sommes encore à un stade embryonnaire de construction des États, de mise en place de véritables administrations et services publics. L’émergence d’un sentiment national et de communautés nationales reste encore balbutiante. La fragilité des États africains est une réalité incontestable.

Le Togo ne fait pas exception. Malgré les graves crises cycliques que certains s’échinent à vouloir perpétuer, nous enregistrons d’importants progrès dans tous les secteurs. Justement, la réforme constitutionnelle permettra au pays de consolider sa stabilité, en assurant des mécanismes fluides de désignation des dirigeants et d’éviter une multiplicité et une cadence effrénée des cycles électoraux. En conséquence, la priorité pourra être accordée à l’agenda du développement, aux enjeux économiques et sociaux, au déploiement et à l’intensification des projets et des chantiers pour répondre aux véritables besoins et attentes de nos concitoyens. Ceci explique notre détermination à ne plus laisser s’instaurer la chienlit qui ralentirait l’économie togolaise et mettrait à mal les ambitions du pays en matière d’attraction des investissements.

Source: Le Point

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