Devoir de mémoire: 12 octobre 1990, Chronique d’un vendredi chaud à Chra (Wahala)

Il y a 35 ans, le 12 octobre 1990 à 8h, à Chra (Wahala) jour pour jour, j’ai été interpellé par des soldats accompagnant le préfet Kpomblekou Vovoti Mawuli.

La veille, 11 octobre, le préfet était attendu sur la place publique — aujourd’hui site de la gendarmerie — pour mener une campagne de sensibilisation auprès des populations locales.

À cette époque, j’avais pour habitude de me rendre chaque matin chez les Tasseba, juste en face de l’école officielle, pour y prendre ma ration de tchouk-Lossomicine. Ce jeudi, les fils Tasseba venaient tout juste de vider la cantine de leur père, ancien policier sous le régime de Sylvanus Olympio. Parmi les affaires retrouvées se trouvaient de vieux documents, dont plusieurs exemplaires de Togo-Presse.

Mon ami Tasseba Kokouvi Aristide m’en montra quelques-uns, et je lui demandai s’il pouvait m’en céder. Il accepta, et je repartis avec deux publications datant de 1961. Après avoir savouré mes deux calebasses de tchouk, je me dirigeai vers la place publique, où la population s’était déjà rassemblée dans l’attente de l’arrivée du préfet.

Les deux exemplaires de Togo-Presse bien calés sous mon aisselle, je marchais vers la place publique quand Komlan Tengué, surnommé Viviti, m’interpella. Curieux, il me demanda à voir les journaux. Tandis qu’il les feuilletait, le conseiller municipal Toyisson Christian s’approcha et me suggéra de lui remettre les publications, craignant qu’elles ne perturbent la réunion du préfet. Il me promit de me les rendre une fois la rencontre terminée.

Mais à la fin de la réunion, il m’informa qu’il avait confié les journaux à Assion Bewui, un douanier retraité résidant chez les Kouta, tout près — dans la maison même où est née la mère de Kpatcha Gnassingbé. M. Bewui me demanda alors de revenir le lendemain matin pour les récupérer.

Le lendemain vendredi 12 octobre à 7 heures du matin, le conseiller municipal Toyison Christian se présente chez moi pour m’informer que je peux aller récupérer les journaux. Ce que je ne savais pas encore, c’est qu’être étudiant après le 5 octobre était risqué.

En me rendant vers la maison des Kouta, je remarque, au bord de la route, trois anciens corps habillés, vêtus de tenues presque neuves. Il s’agissait du caporal Tem-Panalkondo Kongo, du soldat Bataba de Gotha Kudjowu surnommé Sèmon, et du caporal Toyi Ezakpa. À cet instant précis, une évidence s’imposa à moi : je suis tombé dans un piège soigneusement orchestré.

Les trois soldats tournaient nerveusement autour du préfet, visiblement agités.
Soudain, le soldat Bataba s’exclama: « Le voilà ! ».
D’un geste sec, le préfet me fit signe d’approcher. Une fois devant lui, il me lança: «Que viens-tu faire ici alors que tous les étudiants sont à Lomé? »
Puis, sans transition, il m’accusa d’être venu distribuer des tracts dans le village.

Je lui répondis calmement que je n’avais rien distribué de tel. Je lui expliquai que la veille, M. Toyisson avait pris mes journaux pour les remettre à M. Assion Bewui et que je ne faisais que venir les récupérer.

Comme par hasard, Tasseba Yawo, qui observait la scène, intervint pour expliquer au préfet que c’était bien chez eux, à leur domicile, que j’avais récupéré les deux journaux. Malgré ces éclaircissements, le préfet resta inflexible. Il ordonna à ses deux gardes de m’emmener à la gendarmerie de Notsè, sans autre forme de procès. Quant à lui, il prit la direction de Kpegnon-Adja, situé à l’ouest de Chra, poursuivant sa tournée comme si de rien n’était.

Mon père a dû manquer, pour la toute première fois, sa prière du vendredi. Ayant appris que je suis embarqué vers Notsè, inquiet, il est venu me trouver, assis sur un banc à la gendarmerie.

Pour ne pas l’alarmer davantage, j’ai préféré lui mentir, lui disant que j’étais simplement venu rendre visite à un ami. Il m’a cru — sans doute rassuré par le fait que je n’étais pas menotté. Puis il est retourné à Chra.

Je lisais tranquillement mon livre « sociologie politique » signé Jean-Pierre Cott et Mounier. Mais ce simple mot — politique — semblait suffire à inquiéter les gendarmes. Leur malaise était palpable. Ils décidèrent alors d’attendre le retour du préfet Kpomblekou pour savoir à quelle sauce j’allais être mangé.

Vers 16h, le préfet fit enfin son apparition. Un gendarme me fit signe d’entrer dans le bureau du CB Abi. Ce dernier me demanda ce que j’étais venu chercher au village. Je lui répondis, un brin surpris, que je ne comprenais pas pourquoi on me posait une telle question — après tout, Chra est mon village natal.

Il enchaîna en m’accusant d’être venu distribuer des documents à Chra. Je lui répondis que je n’avais rien distribué, et que deux exemplaires de Togo-Presse que je tenais m’avaient été retirés par Toyison Christian.

Le CB me fixa un instant, puis me demanda pourquoi je lisais des journaux datant de l’époque de Sylvanus Olympio. Je lui répondis calmement que je n’avais connaissance d’aucune décision officielle interdisant la lecture de Togo-Presse datant de cette période.

Une fois le préfet sorti du bureau, le CB sort les journaux qui lui avaient été remis la veille et les pose devant moi. Il me fixe, puis commence à me cuisiner, cherchant à me faire dire que je fais partie d’un groupe d’étudiants formés au Bénin, dont le but serait de reproduire au Togo le modèle de contestation du pouvoir qui avait ébranlé le régime de Kérékou en février.

Son ton était insistant, presque accusateur — comme s’il voulait que je confirme un scénario déjà écrit.

Je lui ai répondu que je n’avais aucune connaissance de ce dont il parlait. Il a insisté, me conseillant d’avouer simplement, en ajoutant que le président Eyadéma était un homme très humain, et que si je disais la vérité, il me ferait accorder une bourse pour aller étudier en France. J’ai rétorqué que mon éducation ne m’a jamais appris à reconnaître des actes que je n’ai pas commis.

Le commandant de brigade fit entrer le préfet, qui récupéra les journaux avant d’en faire faire des photocopies. Il me les remit personnellement, en ajoutant : « Ce village, Chra, est vraiment compliqué. Je te présente toutes mes excuses. On m’a rapporté que tu fais partie des étudiants formés au Bénin dans le cadre d’un complot contre le président de la République. Si je n’avais pas réagi, cela aurait pu me causer de sérieux ennuis. C’est pour cette raison que j’ai agi ainsi. »

Sur ordre du commandant de brigade, un gendarme me raccompagne à Chra aux alentours de 18h. À mon arrivée, mes parents étaient sous le choc — comme s’ils voyaient un revenant. Toute la journée, les trois militaires retraités avaient propagé l’idée que mes funérailles devaient être organisées sans mon corps, sous prétexte que j’avais délaissé mes études pour me mêler de « politique ».

D’après les rumeurs qui circulaient, j’étais censé être conduit au camp RIT pour y être exécuté.

A ma grande surprise, l’un des instigateurs de ce complot visant à me nuire s’est présenté le lendemain matin, devant mes parents dénonçant avec véhémence ceux qui, selon lui, profitent de la moindre occasion pour écraser les autres dans le seul but de gravir les échelons.

Mikaïla Abass Saibou

Source : 27avril.com

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