Le découpage inique fausse le jeu électoral rendu de facto largement favorable au pouvoir. Malgré l’inertie du pouvoir depuis 2007, il est temps d’attaquer la question devant la justice.
TRIBUNE DE BIBI PACOME MOUGUE, juriste doctorant en droit.
Le Doyen MELEDJE constatait, en 2009, que : « …S’agissant du découpage électoral, quoique extrêmement sensible dans les élections en Afrique comme ailleurs, il est l’objet d’un contentieux pratiquement inexistant ; en général, les leaders politiques de l’opposition se plaignent, à l’occasion des élections législatives, des découpages électoraux fantaisistes, sans que cela ne donne lieu à un contentieux proprement dit » (MELEDJE (D. F.), « Le contentieux électoral en Afrique », Pouvoirs 2009/2 (n° 129)2009/2 (n° 129), Editions Le Seuil, p. 146). Le Togo ne fait pas exception à cet égard, et ce constat semble toujours d’actualité.
Le découpage électoral togolais, une histoire qui a la vie dure
En effet, le découpage électoral divise. Il divise la classe politique togolaise dans son ensemble. Le problème ne date pas d’aujourd’hui. Et, l’opposition n’a jamais manqué l’occasion de critiquer et de dénoncer le mécanisme adopté par le Gouvernement. Ainsi, par exemple, qu’en prélude aux élections législatives de décembre 2018, le président de l’Alliance Nationale pour le Changement (ANC), Jean-Pierre Fabre, principal leader de l’opposition à l’époque, relevait qu’«en 2007, un député du parti au pouvoir représentait 18.000 voix, tandis qu’un député de l’opposition représentait 38.000 voix. De même, la moyenne en 2013 donnait un député du parti au pouvoir élu avec environ 14.000 voix, alors qu’un député de l’opposition parlementaire est élu avec environ 28.000 voix ». Aussi, ajoutait-il en plaidant pour une juste représentativité des députés, qu’« en 2013, sur les 91 sièges en jeu, le parti UNIR au pouvoir s‘est octroyé 62 sièges avec 880 824 voix, alors que l’opposition dans son ensemble, avec 1.013.930 voix, s’est vue créditer de 29 sièges. En 2007, avec 900.000 voix, le pouvoir a eu 50 sièges alors que l’opposition avec 1.200.000 voix n’a eu que 31 sièges. Ça ne peut pas continuer ».
Même son de cloche du côté de nombreuses missions internationales. Déjà, en 1997, la mission de l’UE pour l’identification d´un programme d´appui au processus électoral notait que « le découpage électoral est aussi une question importante à traiter. Jusqu’à présent, il y a une forte sous-représentation des populations urbaines à l’Assemblée Nationale. Il y a des différences remarquables. Dans la plus grande circonscription électorale de Lomé, il y a plus de 110 000 électeurs inscrits, contrairement à différentes circonscriptions rurales où quelques députés représentent moins de 10 000 électeurs. La ville de Lomé représente en tout, 5 des 81 sièges au parlement soit 6%, malgré un nombre d’électeurs représentant plus de 20% de la population. Pour remplir dans l’avenir, le critère de l’égalité des citoyens et de leurs voix, comme garanti par l’article 5 de la Constitution, il est recommandé de discuter ce phénomène aussitôt que possible. » (Rapport STROUX et THIRIET, octobre 1997). En 2007, la mission d’observation électorale de l’UE pour les élections législatives d’octobre 2007 au Togo faisait de nouveau ledit constat, en soulignant que : « Plusieurs réformes et évolutions sont nécessaires afin que les prochaines élections reflètent pleinement le choix des électeurs. Il s’agit notamment de la révision du découpage électoral afin de rééquilibrer la représentation des populations. (…) La répartition des sièges entre circonscriptions aboutit à des variations très importantes dans le coefficient de représentativité des sièges au détriment, principalement, des circonscriptions du Sud et tout particulièrement de la ville de Lomé et de son « hinterland » (préfecture du Golfe) … » (Rapport final – MOE UE – TOGO 2007).
Pour sa part, le Gouvernement s’est souvent défendu en expliquant que la clé de répartition est fondée sur « un critère pondéré axé de manière prépondérante sur la démographie et accessoirement sur la superficie de chaque circonscription électorale, respectivement pour 75% et 25% » (Communiqué du Conseil des ministres du 10 avril 2013). Mais, cette tentative de clarification n’a jamais convaincu l’opposition d’autant plus que le partage décrété était en déphasage avec les résultats auxquels ils aboutissaient en application dudit critère pondéré.
Plusieurs initiatives politiques ont été menées pour démêler la pomme de discorde afin d’aboutir à un découpage électoral juste et consensuel en cohérence avec les impératifs constitutionnels et démocratiques notamment d’égalité et de transparence. En effet, ce sujet était au menu des négociations de l’Accord Politique Global en 2006. Il fut au cœur des réflexions du Cadre Permanent de Dialogue et de Concertation (créé en 2008). Il était encore au menu des discussions lors des réunions de la Concertation Nationale entre Acteurs Politiques (2021). Il était l’un des nœuds gordiens du Cadre Permanent de Concertation (2022-2023).
Malgré toutes ces nombreuses tentatives de résolutions politiques, la nouvelle répartition des sièges à pourvoir en fonction des circonscriptions électorales à laquelle a procédé le Gouvernement par un décret du 8 février 2024 en prélude aux élections législatives (et régionales) du 13 avril prochain, ne semble pas non plus recueillir l’assentiment d’une bonne partie de la classe politique et de l’opinion nationale. Cet énième découpage électoral décrété par l’exécutif a d’ailleurs provoqué une levée de boucliers au sein de l’opposition dont certains leaders, à l’instar de M. Jean-Pierre Fabre, qualifient le partage ainsi réalisé d’injuste et d’inéquitable. En conférence de presse et sur les ondes de RFI, le Président de l’ANC, qui se dit « préoccupé par le découpage électoral », déclarait à ce propos qu’« il faut que tous les députés représentent le même nombre de populations. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Certains députés représentent deux à trois fois plus de populations que d’autres députés… Et à chaque fois que le problème revient, le pouvoir augmente le nombre de députés. Mais, lorsqu’on calcule le quotient de représentativité des députés par région, le problème n’est pas résolu… ». En effet, à l’analyse, on constate par exemple, que la région Maritime qui a 3.534.991 hbts se retrouve avec le même nombre de députés (soit 31) que la région des plateaux qui comptabilise 1.635.946 hbts ; le Grand Lomé qui a une population de 2.188.376 hbts se retrouve ainsi avec moins de sièges (soit 14) que les régions Plateaux (31), Centrale (16), Kara (19), Savanes (16) alors que ces dernières ont beaucoup moins de populations qu’elle, soit respectivement 1.635.946 hbts, 795.529 hbts, 985.512 hbts, 1.143.520 hbts; la préfecture de Blitta qui 163.272 hbts obtient le même nombre de députés que celle de Tchaoudjo, Haho, Ogou, Zio (soit 4 députés chacune) alors que les populations de ces dernières, qui sont plus nombreuses, sont respectivement de 240.360 hbts, 305.096 hbts, 253.467 hbts, 500.032 hbts. Les modalités de répartition et de pondération qui auraient permis d’aboutir à ce découpage ne sont ni connues, ni comprises de tous, et le résultat demeure contesté.
27 ans donc après le Rapport STROUX et 17 ans après le premier rapport MOE-UE susvisés le découpage électoral divise encore la classe politique. De toute évidence les critiques et recommandations de l’opposition, ainsi que celle des missions internationales d’observation électorale n’ont pas été prise en compte, ou, si elles l’ont été, il faut croire qu’elles n’ont pas suffi à régler le problème. Et, les multiples cadre politique mis en place pour aplanir les dissensions politiques autour du cadre et du processus électoral n’ont, jusqu’ici, pas permis la réalisation d’un découpage électoral selon des critères et des méthodes conformes aux exigences constitutionnelles et démocratiques.
Il est temps de porter la contestation devant la justice
Il me semble qu’il est temps d’explorer une autre piste pour la résolution de ce problème qui n’a que trop duré. L’heure est venue de passer à un autre champ de règlement de ce différend qui plombe le jeu démocratique à chaque élection législative. De mon point de vue, la question doit être portée devant les juridictions compétentes, car, à tout bien considéré, au-delà de son aspect quelque peu technique ou mathématique, le défi qui se pose est d’abord et avant tout juridique. Il s’agit de déterminer le(s) critère(s) et les modalités de répartitions du nombre de sièges à pourvoir par circonscriptions électorales en tenant compte de la Constitution, du Code électoral, et de tous les textes normatifs pertinents y relatifs, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) auquel le Togo est parti depuis le 24 mai 1984.
Justement, les disparités récurrentes constatées dans le découpage auraient dû entrainer une action en justice depuis belles lurettes, dans la mesure où elles constituent une violation de notre Constitution (art. 5) et du PIDCP (art. 25) qui consacrent, entre autres le principe de l’égalité du suffrage. Le Conseil constitutionnel français a, par exemple, fixé sa jurisprudence sur le découpage électoral à partir dudit principe (voir notamment Déc. 86-208 DC des 1er et 2 juill. 1986 et 86-218 DC du 18 nov. 1986).
C’est le lieu de rappeler que, dans son rapport final d’octobre 2007, la Mission d’observation électorale de l’UE au Togo faisait remarquer, en parlant du découpage électoral, que notre « système électoral s’écarte significativement des recommandations internationales existantes en la matière, notamment telles que dégagées par le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies dans ses commentaires sur l’article 25 du Pacte International sur les Libertés Civiles et Politiques » (Rapport final MOE UE – Election législative 14 octobre 2007, Togo). Pour rappel, l’article 25 du PIDCP dispose que « Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques, de voter, d’être élue et d’accéder aux fonctions publiques de son pays ». Dans ses commentaires généraux sur cet article, le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies rappelait notamment que « le principe d’une personne, un vote doit s’appliquer et, dans le cadre du système électoral de chaque Etat, le vote d’un électeur doit être égal au vote d’un autre. Le découpage des circonscriptions électorales et le mode de scrutin ne doivent pas orienter la répartition des électeurs dans un sens qui entraîne une discrimination à l’encontre d’un groupe quelconque et ne devraient pas supprimer ni restreindre de manière déraisonnable le droit qu’ont les citoyens de choisir librement leurs représentants…”(Observation générale N°25 (57), U.N Doc. HRIGEN1Rev.1(1994), point 21).
La polémique entourant le récent découpage électoral nous permet de saisir les juridictions compétentes pour s’entendre dire le droit. Il faut que, par la voie juridictionnelle, soit mis fin une fois pour de bon à ce soupçon de Gerrymandering ou, pour contextualiser, « un découpage électoral sur mesure au profit des « dictateurs » en place » (KOKOROKO (D.), « Les élections disputées : réussites et échecs », Pouvoirs, n°129, 2009, p. 124), autrement dit, un découpage électoral taillé pour profiter aux candidats du parti au pouvoir au détriment de ceux de l’opposition, brisant ainsi les exigences d’égales conditions de compétition, d’égale décompte des voix, d’égale représentativité.
La proposition d’une résolution du différend lié au découpage électoral par le prisme du droit s’avère d’autant plus pertinente qu’elle est une exigence du protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance (article 7), ainsi que de la charte africaine pour la démocratie, les élections et la bonne gouvernance (article 17). De plus, aux yeux des spécialistes, « le contentieux apparaît comme la technique qui assure, autant que possible, l’équité et la régularité de la représentation dans la démocratie électorale » (MELEDJE (D. F.), « Le contentieux électoral en Afrique », op. cit., p. 139 ; voir aussi NIANG (Y.), Le contrôle juridictionnel du processus électoral en Afrique noire francophone : les exemples du Sénégal et du Bénin, Thèse, Droit public, Université de Bordeaux; Université de Saint-Louis, 2018), surtout dans un contexte (africain) où la fraude et autres irrégularités entachent souvent le processus électoral (Du BOIS DE GAUDUSSON (J.), « Les élections à l’épreuve de l’Afrique », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, nº 13, « Études et doctrine. La sincérité du scrutin », Dalloz, 2002, p. 100) et où « l’impression générale qui s’en dégage est qu’on se joue de l’électeur, c’est-à-dire qu’en fin de compte, qu’on se joue de la nation à travers les lois électorales (…)» qui « (…) faussent les résultats du suffrage universel et aboutissent à mettre au pouvoir une majorité parlementaire opposée à la majorité des citoyens » (KOKOROKO (D.), « Les élections disputées : réussites et échecs », op. cit., p. 118).
Concrètement, je propose que le décret du 8 février 2024 portant découpage électoral, en tant qu’acte administratif « faisant grief » ou ayant un « effet notable », fasse l’objet d’un recours devant le juge administratif de la Cour suprême pour en contrôler la légalité. Il me faut, toutefois, relever que la compétence de l’exécutif et de la juridiction administrative sur une telle question ne va pas de soi et pour cause : aux termes de l’article 84 de la Constitution togolaise, la loi fixe les règles concernant entre autres « le régime électoral de l’Assemblée nationale et des assemblées locales ». Le découpage électoral faisant parti du régime électoral de l’Assemblée nationale, il s’ensuit que ce n’est pas par voie de décret, mais par une loi que cette opération devrait être réglée. Autrement dit, c’est, non pas au Gouvernement, mais au législateur que devrait revenir la compétence pour fixer, dans le cadre d’une loi, les règles et modalités de répartition des sièges à pourvoir et procéder directement à leur application pour ledit partage. Il est toujours possible d’autoriser le Gouvernement à y procéder par voie d’ordonnance à travers une habilitation spéciale. Mais, dans tous les cas, le contrôle qu’opère le juge constitutionnel en amont de la promulgation de la loi ou de l’ordonnance relative au découpage, permet de garantir la conformité du découpage aux exigences constitutionnelles et démocratiques.
Quoi qu’il en soit, un recours juridictionnel contre le découpage électoral disputé présente, à tout le moins, un double intérêt pour la classe politique : il permettra, d’une part, au juge de nous fixer sur la légalité des critères et méthodes ayant permis d’aboutir à ce résultat, voir même de revenir sur la compétence de l’exécutif pour ce faire, et, d’autre part, de rappeler que les critères et modalités du découpage ne relèvent aucunement d’un pouvoir discrétionnaire du Gouvernement. Si le juge électoral africain a pu, entre autres, invalider l’élection de certains candidats de parti au pouvoir (voir p. ex. Cour constitutionnelle du Gabon, décision 030/97/CC, 18 mars 1997), annuler certains résultats électoraux (Arrêt nº 02-144/CC-EL (Mali), 9 août 2002), annuler toute une élection présidentielle en raison des illégalités et des irrégularités ayant entachées l’intégrité du scrutin et a enjoint la tenue de nouvelle élection dans un délai de 60 jours (Cour suprême du Kenya, 1er septembre 2017), s’il a pu annuler une loi (et un décret) de report d’une élection et a enjoint l’organisation des élections dans les meilleurs délais (Conseil constitutionnel du Sénégal, Déc. n°1/C/2024, 15 février 2024), c’est qu’il peut valablement se saisir de la question du découpage électoral et la régler en toute indépendance, en toute impartialité et en toute objectivité, comme le font ses homologues européens et notamment français (voir p. ex. Conseil constitutionnel (français) Déc. 86-208 DC des 1er et 2 juill. 1986 préc.). Si l’occasion lui en est donnée, le juge électoral togolais peut réaliser ce sursaut d’audace et de justice, et ainsi redorer son blason. Il est indispensable de le mettre au défi et face à cette responsabilité historique.
La saisine des juridictions compétentes doit s’inscrire résolument dans les moyens d’actions stratégiques de l’opposition. Ceci aurait permis, par exemple et comme ce fut récemment le cas au Sénégal, de déférer rapidement à la censure des juridictions compétentes le report des élections législatives (et régionales) décidé unilatéralement par le Président de la République et son Gouvernement, puis acté par un simple compte rendu du conseil des ministres le 25 novembre 2023. Il est d’ailleurs possible de revenir sur ce report par la technique de l’exception d’illégalité dans le cadre d’un recours dirigé contre le décret portant convocation du corps électoral pour le double scrutin du 13 avril 2024, encore que le délai pour un recours direct contre la décision de report elle-même n’est pas encore expiré.
En définitive, le contentieux du découpage électoral doit être soldé. Aux sceptiques qui estimeraient que le recours juridictionnel ne prospèrera pas parce que notre justice serait inféodée ou corrompue, appréhension qui n’est ni nouvelle ni spécifiquement togolaise (voir WODIE (F.), Institutions politiques et Droit constitutionnel en Côte d’Ivoire, Abidjan, Presses universitaires de Côte d’Ivoire, 1996. p. 116 s.), j’aimerais dire qu’il est tout aussi illusoire de penser que les critiques et les préoccupations exprimées dans les médias, sur les réseaux sociaux, ou le choix du boycott, obligeront le pouvoir à infléchir sa position. Il convient d’agir. Agir pour le droit. Agir pour être fixé une fois pour toute. Agir pour obtenir des garanties juridictionnelles d’un découpage électoral juste, sincère, et conforme à la Constitution et aux engagements internationaux du Togo en matière de démocratie. C’est ainsi que l’état de droit se consolide dans les grandes nations. En tout état de cause, comme nous le rappelait le Doyen MELEDJE (MELEDJE (D. F.), « Le contentieux électoral en Afrique », op. cit., p. 140), « l’utilisation du contentieux électoral par les acteurs politiques et l’adhésion de ceux-ci à l’idée même de ce mécanisme démontrent leur maturité ainsi que celle de la population en général, et révèlent le niveau de développement politique de la société. Il vaut mieux organiser le contentieux que d’avoir recours aux violences postélectorales (…) ».
Bibi Pacôme MOUGUE
Source: Lechiquier.info