Togo : y a-t-il un complot international contre l’alternance politique ?  

« Présumez toujours l’incompétence avant de rechercher un complot. » Machiavel, Philosophe (1469 – 1527).

De nombreux Togolais ne le cachent plus : ils ont l’impression que le monde, ou en d’autres termes « la communauté internationale » ne se préoccupe pas de la désespérante situation au Togo, que cette communauté les a abandonnés. De la CEDEAO (plus précisément le syndicat des chefs d’États) à l’Union Africaine, l’ONU et toute la pléiade des organisations multilatérales dont le Togo est membre, le triste spectacle qui se passe au Togo semble ne pas attirer autant d’intérêt que les situations similaires dans d’autres pays. Pour expliquer cette situation, certaines analyses versent ou essaient une explication par le complot : la lutte pour l’alternance n’aboutit pas parce qu’il y aurait un complot de la communauté internationale contre le changement de régime au Togo.

La réalité est que cette tendance au complotisme est un sentiment qui résulte de notre perspective collective sur le fonctionnement de cette fameuse communauté internationale, et aussi de notre méconnaissance de la dynamique de ce que les occidentaux appellent, parfois affectueusement « intérêt national ».

D’abord en ce qui concerne notre perspective collective : je ne dispose d’aucune donnée issue de sondages sur l’opinion des Togolais sur les relations internationales, notamment leurs attentes ou leur niveau de satisfaction vis-à-vis de la communauté internationale. Mais par rapport aux discours, aux publications et aux réactions sur les réseaux sociaux dont on a connaissance, les Togolais ont tendance à croire que parce que l’ONU ou les organisations multilatérales existent, elles sont automatiquementau service du bien commun à l’échelle mondiale, et surtout de la protection des plus faibles, y compris des populations vis-à-vis de leurs dirigeants qui les maltraitent.

Les Togolais (autant que les Africains en général) croient que l’existence de ces organisations multilatérales constitue une sorte de bâton magique pour que les forts ne piétinent pas les faibles, pour que les ressources de l’Afrique cessent d’être pillées par les multinationales occidentales ou chinoises, pour que l’on traite les Noirs/Africains avec dignité, pour qu’il y ait X ou Y. C’est cette perspective collective qui explique notre désenchantement actuel vis-à-vis de ces organisations et notre enthousiasme à embrasser ceux qui critiquent, rejettent, taclent et même visent la destruction de ces organisations pour des raisons essentiellement différentes des nôtres (bonjour Donald Trump !)

Depuis que l’être humain a compris qu’il peut obtenir certaines choses non pas par la par la bienveillance, mais plutôt par la ruse et la force sur les autres hommes, tout ce que l’être humain initie, même sous le couvert de cause noble, est frappé du sceau de la ruse et de la force. Quelles que furent les nobles raisons qui ont présidé au lancement ou à la création de toutes les organisations multilatérales, la ruse et la force s’y sont invitées, soit dès le début, soit au fil du temps, de manière insidieuse ou manifeste, au point où ces institutions fonctionnent plus par la ruse et la force des uns sur les autres, plutôt que sur la base des principes de consensus, de partage, d’égalité, d’équité, de respect mutuel sur lesquelles elles sont supposées être fondées. Nous passerions des pages et des pages à donner des exemples historiques, mais nous nous en tenons à donner cette idée générale sur notre perspective biaisée sur le fonctionnement du monde : rien de ce qui organise les relations entre les pays ou les États, rien de ce qui fonde l’ordre mondial n’existe pour le bien de tous les habitants de la planète ; ce qui existe n’est qu’un ensemble d’outils de gestion de la ruse et de la force que certains, inévitablement, utilisent vis-à-vis des autres. Les institutions multilatérales n’existent pas par bienveillance ou par charité ; malgré les apparences, leur fonctionnement n’est basé ni sur l’empathie, ni sur la pitié. Il faut en prendre note afin de n’être plus surpris que « personne ne se préoccupe de notre situation » ; c’est tout simplement qu’en dehors des Togolais, personne ne considère que se préoccuper de la situation de notre pays est une tâche qui lui incombe. Personne !

Ensuite, notre méconnaissance de « l’intérêt national », ce concept très cher et très présent dans le discours des pays occidentaux surtout, mais aussi des puissances dites émergentes. Les pays occidentaux tiennent à leurs « intérêt nationaux » comme à la prunelle des yeux. Pour mieux l’expliquer, nous nous appuyons sur les propos de Noam Chomsky, linguiste, éminent penseur, critique politique et l’un des intellectuels les plus connus de notre temps.

Parlant des Etats-Unis, Noam Chomsky dit ceci : « […] Ce qu’on appelle l’intérêt national n’est en fait que l’intérêt des forces internes dominantes au sein de la société américaine. Par conséquent, l’intérêt national est constitué des intérêts de ceux qui sont riches, des grandes compagnies, celles qui déterminent la politique publique, etc. ; c’est cela l’intérêt national ; cela n’a rien à voir avec la population. La population n’est fondamentalement pas pertinente.»

Tout est donc dit dans ces propos de Noam Chomsky. Toutefois, si pour les Africains « intérêt » est compréhensible, « national » est un faux ami, car il s’agit purement des intérêts des propriétaires des compagnies et sociétés généralement cotées en bourse, de ceux qui dirigent le monde des finances, les capitalistes et tout l’écosystème de l’exploitation des hommes et des ressources naturelles à des fins de génération du profit personnel. Ce sont les intérêts de ce groupe particulier d’individus, qui constituent « l’intérêt national », le slogan favori des politiciens occidentaux. En Afrique, nous avons du mal à intégrer cette définition occidentale de l’intérêt national, car en tant que sociétés fondamentalement collectivistes, nous avons tendance à comprendre l’intérêt national comme l’intérêt de toute la population d’un pays. Ce n’est pas le cas. Ce sont les intérêts d’un très petit groupe d’individus qui financent la vie publique (médias, partis et mouvements politiques de tous bords, associations citoyennes, entreprises, etc.)

Pour mieux définir les stratégies et donner une chance au changement politique tant attendu, la théorie du complot international contre ce changement n’est pas la bonne piste ; c’est plutôt notre prise de conscience du mode opératoire le « modus operandi » des institutions multilatérales qui peut nous aider à naviguer leurs subtilités, qui rappelons-le encore une fois de plus sont la ruse et la force. De plus, il nous faut circonscrire la myriade d’intérêts « nationaux » étrangers pour lesquels le basculement dans un nouveau régime civil non-animé par la famille Gnassingbé constitue un risque. Dans le même sillon, cela demande aussi que l’on fasse la cartographie des intérêts endogènes, surtout corporatistes, pour lesquels la fin du régime actuel constituerait un défi existentiel. Tant que l’objectif – le changement politique effectif – n’est pas atteint, on peut toujours ajuster les tactiques.

A. Ben Yaya

New York, le 27 octobre 2025

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