Dans la journée du 2 octobre 2022, dans l’agitation qui régnait encore à Ouagadougou, après le putsch du Capitaine Ibrahim TRAORE, la France a été la cible de certains manifestants qui s’en sont pris à l’ambassade et à d’autres bâtiments dans le pays. La réponse des autorités françaises a été la même que celle répétée depuis plusieurs mois : le sentiment antifrançais qu’on ne peut plus nier s’explique par des manipulations des Russes, notamment à travers les réseaux sociaux. Dans un premier temps et sans justifier ces actes de destruction, ce type de déclaration ne peut que nous mettre en colère, nous les Africains, jugés ainsi incapables de nous faire une opinion par nous-mêmes et à qui il faut toujours dicter ce qu’il faut penser.
Mais une fois cette première émotion passée, on se pose une question. Les Africains ont-ils besoin des Russes pour se faire une opinion à propos des autorités françaises ? Ces dernières doivent bien savoir que les expériences africaines avec les Français ne peuvent pas avoir laissé que des traces positives. Si on peut affirmer que l’esclavage n’est pas le fait des seuls Français, l’existence des populations noires en Martinique, Guadeloupe, etc., montre qu’on ne peut guère disculper totalement les Français de ce traitement inhumain infligé aux Africains. Une centaine d’années de colonisation avec le pillage économique de l’Afrique et l’infériorisation constante de ses habitants doivent être enregistrées au compte des mauvais souvenirs. Ceux-ci auraient pu être effacés après 1960, année des indépendances, mais est-il besoin de faire mention de toutes les métamorphoses de l’ancien colon ?
Que penser par exemple de l’aide au développement ? A qui cela profite-t-il au premier chef ? Et pourquoi y a-t-il eu une telle évolution négative entre 2016, année où l’armée française a été accueillie avec joie au Mali et 2022, année du départ de la force Barkhane ?
A toutes ces questions les Français ont les réponses dont les Africains peuvent se prévaloir.
A cause de cela, en fait, il faut bien s’en rendre compte, la fable de la manipulation russe ne peut s’adresser qu’à l’opinion française. Nous devrions plutôt dire une certaine opinion française, et plus précisément une certaine opinion européenne et américaine, qui sont convaincues que le monde ne doit pas changer, qu’il doit être coupé en deux : d’un côté les Blancs chrétiens, qui sont faits pour diriger ce monde et de l’autre tous les autres surtout ceux qui ont la peau plutôt colorée, qui ne sont pas chrétiens, et qui sont faits pour être dominés.
Cette conception manichéenne était déjà à la source de l’anticommunisme primaire des années de la guerre froide.
Mais aujourd’hui cette vision du monde ne peut plus fonctionner, malgré la guerre en Ukraine car Il se trouve que le monde ne va pas du tout dans ce sens ne serait-ce que parce que les communautés ne sont plus aussi éloignées les unes des autres qu’avant. Ainsi, il est étrange de voir certains brandir encore l’épouvantail du « grand remplacement » des Blancs chrétiens à cause de la présence des travailleurs Africains en France. Or, tout Français qui, au cours du confinement lié à la crise du COVID-19 s’est vu livrer nourriture et provisions par un migrant noir ; qui a vu son quartier maintenu propre grâce au travail des migrants Noirs ne pourra guère céder à ce fantasme et croira plutôt à la solidarité humaine au-delà des races.
Revenons cependant à l’Afrique. Il faut reconnaître que les autorités françaises n’ont guère peur de l’opinion publique africaine car celle-ci a bien du mal à s’exprimer dans des contextes où la contestation est souvent réprimée par des pouvoirs soutenus par la France.
Pourtant les manifestations d’un certain “sentiment antifrançais” se font de plus en plus fréquentes depuis les deux dernières années et pas seulement au Mali mais aussi au Burkina Faso, au Niger et même au Tchad où la France a soutenu l’arrivée du fils d’Idriss DEBY au pouvoir. Pourquoi les autorités françaises continuent-elles alors à parler de manipulation russe au risque de se voir de plus en plus démenties ? En effet, il est fort à parier que si on laissait librement s’exprimer l’opinion en Afrique francophone, par exemple, le fameux sentiment antifrançais ne serait plus une sorte d’éruption passagère mais une constante de l’opinion africaine. Que se passe-t-il alors en Afrique ?
La question est d’autant plus pertinente que paradoxalement « l’ancienne puissance coloniale est régulièrement accusée de piller l’Afrique au moment où sa présence économique recule », comme le fait remarquer Dominique BATAILLE de RFI (4 octobre 2022).
En effet, précise la journaliste, la France n’est plus du tout la puissance dominante. Son déclin est significatif depuis le début des années 2000. En 20 ans, elle a été déchue de son titre de premier fournisseur, puis de premier investisseur du continent. (…) Depuis le début des années 2000 la Chine grignote de nouvelles parts de marché, elle détrône la France en 2007. La Chine s’arroge aujourd’hui 17% du marché continental, trois fois plus que la France. »
Le problème qui n’est donc pas économique à l’origine a cependant des conséquences économiques dans la mesure où « d’après l’enquête annuelle réalisée par le patronat français auprès des leaders africains, l’image de la France se détériore d’année en année. La France n’est que septième dans le classement des pays non africains les plus appréciés, loin derrière les trois premiers, les États-Unis, l’Allemagne et le Canada. Au classement des pays jugés les plus bénéfiques pour l’Afrique, la France n’est que neuvième, dépassée par la Turquie ou les Émirats arabes unis dans la dernière édition de l’enquête » (D. BATAILLE, id)
Et le pire c’est que les initiatives prises pour corriger cette image ne semblent pas très efficientes : le sommet de Montpellier en 2021 et les discours de MACRON au cours de sa tournée du 25 au 28 juillet 2022 au Cameroun, au Bénin et en Guinée-Bissau.
En effet, ces initiatives ne sont guère à la mesure des déconvenues et des blessures des Africains, mais surtout elles n’arrangent pas la situation à cause de l’arrogance de certaines phrases comme par exemple l’injonction donnée aux Africains de s’aligner derrière les positions occidentales dans le cas du conflit russo-ukrainien.
Tout cet ensemble d’éléments fait pourtant penser que la situation est mûre pour qu’une opinion publique africaine se fasse entendre et respecter.
En effet la société civile prend de plus en plus d’importance sur le continent, elle est de plus en plus autonome par rapport aux partis politiques, elle est également plus en plus difficile à réduire au silence par les pouvoirs en place ; et on constate aussi que des personnalités africaines occupent des espaces conséquents sur les réseaux sociaux, etc.
Il reste cependant à la société civile africaine à perdre un certain nombre de vieux réflexes.
Le premier est, dans les situations problématiques, de ne pas chercher d’abord en dehors d’elle-même la solution. Il est passé le temps où on demandait systématiquement l’avis de la communauté internationale, réduite souvent au groupe des 5 (France, Allemagne, ÉtatsUnis, Union Européenne et PNUD).
Le second réflexe est de croire qu’il existe des modèles tout faits pour résoudre tous les problèmes. Il ne s’agit pas, pour les Africains, de prétendre tout inventer mais de prendre le temps de s’interroger sur les modèles existants, d’être prêts à relativiser leur valeur et de proposer d’autres.
Nous sommes donc appelés à faire preuve d’inventivité et d’une certaine autonomie, c’està-dire une certaine capacité à supporter la solitude, pour faire naître une opinion publique autant respectée que toutes les autres. Sommes-nous prêts à prendre ce nouveau virage pour marquer notre temps ?
Maryse Quashie et Roger Ekoué Folikoué
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Lomé, le 7 Octobre 2022
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