« Le Mercato est ouvert » entend-on souvent dire à propos de la période où sont autorisés les transferts de joueurs par les clubs professionnels de football. L’emploi de ce terme de “mercato” (inspiré de l’italien et qui signifie marché) dans le domaine sportif ne gêne apparemment personne. Et c’est avec raison car, en football, le mercato correspond à un véritable marché économique, soumis à la loi de l’offre et de la demande, avec des estimations financières et des montants de transferts qui paraissent énormes pour les profanes.
Il nous semble bien qu’on devrait parler également de mercato à propos des tractations qui ont lieu avant et après les périodes électorales, spécialement en Afrique. Évidemment on ne parle pas de transactions financières, mais de marchandages et d’ententes parfois bien disparates et inattendues entre les politiciens, et surtout de “transferts” d’un groupe politique à un autre. Dernièrement au Kenya, tel a été le cas de Raila Odinga transféré dans le camp d’Uhuru Kenyatta dont il était pourtant l’opposant historique. C’était pour faire face à la montée de William Ruto, qui a, malgré tout, été déclaré vainqueur.
Quoi qu’il en soit, les tractations politiciennes électorales se font parfois au détriment d’une certaine éthique et même d’une certaine esthétique. A tel point qu’on peut parler de foire d’empoigne à propos de ce qui s’est passé au Sénégal lors de la session inaugurale de la nouvelle Assemblée le 12 septembre 2022 (Foire d’empoigne : mêlée, affrontement ou chacun cherche à obtenir la meilleure part par tous les moyens, Le Petit Robert 2021). On pourrait même prendre cette locution au sens littéral puisque les députés Sénégalais en sont pratiquement venus aux mains, à tel point qu’on a dû faire appel aux forces de l’ordre pour faire revenir le calme. On aurait pu simplement rire de cet incident dont le Sénégal n’a pas l’exclusivité : des députés qui se battent on a déjà vu cela sous d’autres cieux !
Mais voilà, au Sénégal, l’affaire connaît un rebondissement avec un autre incident : le 25 septembre 2022, lors d’une conférence de presse, l’ancienne Première ministre, Aminata TOURE, a claqué la porte de l’Alliance pour la République, parti du président Macky SALL où elle militait depuis une dizaine d’années. Elle explique son retrait de la coalition présidentielle en ces termes : « Comment 10 ans après, des acteurs politiques qui se sont battus contre le 3ème mandat du président Abdoulaye Wade osent évoquer l’idée d’un troisième mandat du président Macky SALL ? Ce que les Sénégalais n’avaient pas accepté il y a 10 ans, comment peut-on imaginer une seule seconde qu’ils l’accepteraient en 2024 ? ». C’est tout à son honneur.
Cependant Aminata TOURE ne peut pas cacher qu’elle n’a pas aimé le fait d’avoir été écartée du poste de présidente de l’Assemblée au profit d’Amadou Mame DIOP, poste qui lui avait pourtant été promis par Macky SALL.
Finalement, le désaccord sur la question du troisième mandat qu’elle évoque pour expliquer son geste n’est guère convaincant car elle a mené campagne pour la coalition de SALL sans évoquer ce problème devant les électeurs à qui elle demandait de voter pour les députés soutenant Macky SALL. Et surtout, aurait-elle quitté la coalition présidentielle si elle avait été choisie comme présidente de l’Assemblée ? Il n’y aura jamais de réponse crédible à cette question. Ceux qui auraient eu besoin de la réponse et d’un geste ce sont les artistes et autres membres de la société civile qui ont été privés de leur concert en faveur de la limitation des mandats le 17 septembre 2022 à Dakar.
Tout cela aurait pu sembler anecdotique si ce type de situation, appelons les choses par leur nom, ce type de retournement de veste, de l’opposition au parti au pouvoir, ou vice versa, n’était pas fréquent dans notre contexte.
Au-delà de l’image de manque de conviction, qu’il donne des candidats, il affiche un vrai manque de respect pour les électeurs qui se sont engagés, qui ont fait des sacrifices pour des candidats qui tournent casaque au dernier moment. C’est aussi un manque de respect pour la politique. Car consacrer sa vie à la politique exige d’asseoir son engagement sur un certain nombre de valeurs incarnées dans une vision de l’homme et de son avenir, un projet de société pour sa communauté nationale.
Et c’est quand cette vision manque, que l’on finit par détourner les citoyens de l’action politique. Et alors la politique devient un monde de marchandages, de mensonges et d’alliances contre nature sous prétexte que tout est possible en politique. Et pendant que les politiciens s’occupent d’”économie politicienne”, alors que les citoyens refusent de s’en mêler, qui va s’occuper des réels problèmes des citoyens ? Qui va tenter de remplir l’espace ainsi laissé vide?
En effet on a toujours besoin de politique car c’est le cœur-même de notre vivre-ensemble. Il faut bien que quelqu’un trouve les mots pour traduire les rêves de tous et de chacun en projet politique. Il faudra bien que certains se mettent ensemble pour décider des actions qui vont transformer ce projet en programme avec des échéances. Il faudra bien que certains soient désignés pour porter ce programme, le faire approuver par le plus grand nombre avant qu’il ne soit confié à des experts pour sa réalisation.
La politique est donc indispensable pour produire ce langage qui va parler au cœur des citoyens, rencontrer leurs désirs et leurs rêves. Ce langage qui va les pousser à s’engager, à aller parfois jusqu’à donner leur vie pour le projet politique de leur choix.
On pourrait avoir la pénible impression qu’on en arrive difficilement à cela en Afrique.
Pourquoi ? En fait ce qui ne va pas, c’est la conception que l’on a des élections. On ne les considère pas comme ce qu’elles sont en vérité : un moyen pacifique de dévolution du pouvoir en démocratie. Or, pour un certain nombre de personnes, les élections correspondent à une course aux postes avec récompenses matérielles et financières à la clé.
Et cette course commence même avant les campagnes électorales de telle sorte que toute la vie publique est centrée sur ces consultations et surtout sur le marché qu’elles ouvrent.
Avant les élections : qui sera le plus offrant ? A quelles conditions peut-on décrocher les offres ? Que faut-il promettre en échange ? Et après les élections : comment régler les comptes, c’est-à-dire récompenser (ou punir) tel ou tel ? A quel prix conserver son poste ?
Quelles garanties donner ? Etc.
Avez-vous remarqué le langage que l’on est obligé d’utiliser pour désigner ce que sont devenues les élections surtout chez nous en Afrique ?
Certains citoyens en arrivent à se demander si nous ne devrions pas nous passer des élections. Ne serait-ce pas une manière de renoncer à notre rôle de citoyens qui doivent trouver les voies du meilleur vivre-ensemble possible ? Ne serait-ce pas dire que nous serions en quelque sorte incapables de mettre en place ce dispositif qui a lieu partout ailleurs dans le monde entier ? La balle est dans notre camp : relevons le défi de faire advenir l’ère des élections, outil par excellence de la vie politique qui exige une éthique.
Ces jours-ci nous avons eu droit à beaucoup de discours des politiciens que ce soit à l’ONU ou dans certains de nos pays. Ne faudrait-il pas concrétiser certaines de ces paroles pour leur donner la puissance performative pour une Afrique en quête d’un nouveau souffle au XXI è siècle ?
Maryse Quashie et Roger Ekoué Folikoué
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Lomé, le 30 septembre 2022