Napoléon 1er dit : « Il existe deux forces au monde, la baïonnette et la plume. Hélas, la plume finit toujours par l’emporter sur la baïonnette ! ». Dans la même veine d’idées, le même Napoléon 1er écrit : « L’esprit finit toujours par vaincre l’épée ».
Au demeurant, s’il est vrai que c’est bien l’esprit qui a conçu l’épée, il n’est que dialectiquement normal qu’il finisse toujours par vaincre l’épée.
Voilà pourquoi il me plaît de recommander à la jeunesse africaine en général, et à la jeunesse togolaise en particulier, la lecture du livre intitulé l’État africain face à la décentralisation. Ed. Karthala, Paris, 2001, de la plume de l’intellectuel burkinabè Raogo Antoine Sawadogo, trouvable à la Librairie Bon Pasteur de Lomé.
Et, afin d’inciter le lecteur, je reproduis, ci – dessous, quelques lignes des pages 172 – 176 dudit opuscule
« La cristallisation d’une conscience politique de médiocrité
Du fait de la démagogie, du populisme et des promesses non tenues des hommes politiques, l’opinion villageoise a une conception assez imagée de ceux-ci. Les villageois les assimilent aux dindons qui font la roue, mais reprennent leur allure normale et se cachent devant le danger. Ils les comparent aussi aux fleurs de caïlcédrat ; cet arbre produit chaque année des belles fleurs blanches, mais ses fruits sont inutiles aux hommes comme aux animaux. Ils les comparent aussi aux singes et leurs cases ; quand les singes se mettent à construire une case, les matériaux sont rassemblés rapidement, mais pendant que les uns construisent, les autres dispersent ou détruisent. Le résultat est une somme nulle. Les hommes politiques passent leur temps à se quereller, se contredire, s’affronter. Ils sont incapables d’actions et de paroles synergiques.
On les qualifie aussi de véhicules en panne, qui doivent être poussés. Seul le chauffeur s’y installe et, dès que le moteur tourne, celui-ci démarre en trombe, laissant derrière lui les pousseurs dans un nuage de poussière. C’est à peine s’ils ont droit à des salutations de mains levées. On les comparent aussi aux caméléons ; ils changent à tout bout de champ de parti, de partenaires, d’idéologie, sans état d’âme. Les oiseaux migrateurs chassent dans vos champs, chez vos amis et chez vos ennemis. Ils profitent du beau temps d’ici, fuient le mauvais temps de là-bas, vont où il fait bon vivre quand ça ne va pas. C’est l’image des opportunistes politiques. Les nuages qui apportent la pluie sont vivement attendus et suscitent de grands espoirs. On scrute l’horizon en les appelant de tous les vœux. Il arrive qu’ils ne produisent pas les effets attendus : tempête, ouragan, grêle, froid, viennent à la place de la pluie. L’homme politique annonce souvent des faveurs qui n’arrivent jamais, ce sont des nuages trompeurs.
Le départ du colonisateur a précipité le mûrissement trop rapide de la première classe politique voltaïque. Confrontés à de très grandes responsabilités sans y être préparés, les politiciens ont fait leurs premières armes en tâtonnant et en se débrouillant. Les premiers partis politiques et leurs leaders ont réalisé un vaste travail d’émancipation. Mais comme si le combat s’arrêtait à la proclamation de l’indépendance, on s’est préoccupé d’en jouir au lieu d’ouvrir de nouveaux champs de bataille. Les joutes oratoires, les mesquineries tribalo-sectaires, la démagogie, les méthodes maladroites, les crocs-en jambe ridicules, ont accaparé la conscience citoyenne responsable, dont l’élite a fait preuve, avant l’indépendance.
En voici quelques exemples.
Les populations d’un village, ayant revendiqué des forages en contrepartie de leurs votes, le leader politique promit de l’eau à profusion. Ce qui fut fait avec les citernes d’un chantier de construction d’un barrage ; mais on a vidé l’eau qui servait à la construction, pour remplir les puits secs du village. Le lendemain, la manne, sous forme d’eau, s’était évaporée.
Une haute personnalité européenne, en visite, proposa au choix un fort tonnage d’outils aratoires ou de riz. Les populations avaient commencé à revendiquer leur choix pour les outils. Mais le politicien local ordonna au traducteur de faire crier Mouan, Mouan, Mouan… à la population, c’est-à-dire le riz, le riz, le riz… On entendit parler de l’important arrivage de riz, mais il ne parvint jamais jusqu’aux villages, des bouches plus sélectes l’ayant accaparé en chemin.
Lors des campagnes électorales, les partis sèment à tout vent des spécimens de bulletin de vote. Il se trouve toujours un parti plus malin (souvent le parti majoritaire) pour faire récupérer ceux des autres et les faire disparaitre. On fait circuler diverses rumeurs (les bulletins rendent les femmes stériles, véhiculent des maladies, sont maudits des ancêtres…). Le comble étant que les bulletins comportant des symboles valorisant le travail et l’effort sont taxes d’intention d’exploitation de l’homme par l’homme. La daba et le mil représentent la misère, disait-on. Après les élections, il arrive qu’on utilise les bulletins restants (généralement ceux des partis d’opposition puisqu’ils n’ont pas été introduits dans les urnes) dans les dispensaires et les maternités pour les ordonnances. C’est encore une occasion de faire dire aux populations que ces bulletins drainent le malheur (maladies et dépenses).
Les discours politiques sont globalement « irresponsabilisants ». Ceux, faisant appel au civisme, se font rares. En lieu et place, on cultive la démagogie et les fausses promesses.
Exacerbation de la rancœur : les politiciens emploient avec dextérité le dénigrement. Telle personne, fils d’esclave, doit d’abord s’affranchir et pourra ensuite prétendre s’occuper de nous. C’est votre argent qui sert à engraisser les politiciens et leur famille. On accuse ses rivaux politiques de tous les vices.
Au lieu de cultiver le sens de la responsabilité, on pousse les populations au culte de la personnalité. Dieu lui-même est remplacé par les leaders politiques, à qui tout est dû.
En contrepartie, les leaders politiques doivent distribuer à profusion l’argent, la nourriture et autres avantages. Le politicien n’est ni le penseur, ni le visionnaire, encore moins celui qui a une idéologie politique à défendre. Il a remplacé, aux yeux de la population, le bon père de famille qui veille au bien-être matériel, le chef de village, chez qui tout le monde court pour régler les problèmes de la communauté. Il est la caisse de solidarité communautaire, le défenseur des faibles, le sponsor des manifestations sportives et culturelles, le soutien des opérateurs économiques, un superman en quelque sorte.
L’introduction de la politique en Afrique a défavorisé la culture de la citoyenneté responsable. Elle a indiqué la voie de la facilité aux populations. L’inconscience et l’insouciance se côtoient, au profit de la médiocrité politique. Comme le politicien refuse de dire la vérité aux populations, ces dernières ne lui disent jamais la réalité. Nos aînés en politique ont pris d’assaut les postes de président de la République ou de l’Assemblée nationale, ministres, députés, maires, etc. Toutes les élites, plus ou moins qualifiées, ont abandonné leur poste, pour accourir dans la capitale pour remplacer le Blanc. Après avoir goûté au bien-être de l’air climatisé, des véhicules de grande marque, et puisant sans compter dans les caisses publiques, on cultiva le luxe et la mollesse, au lieu de recourir au sens de la responsabilité, du civisme fiscal, de l’éducation, de la vision prospective. On a surtout géré la médiocrité, le quotidien, allumé ou ravivé les conflits tribaux ethnocentriques, en recréant autour de soi une cour de courtisans. Forcément, tous étaient de bonne foi et surtout les actions ont certainement obéi à la nécessité de faire fonctionner les institutions et les infrastructures laissées à elles-mêmes. Justement, ce sacré devoir de poursuivre l’œuvre du maitre porte en lui le germe du sous-développement africain. On comprend maintenant que l’héritage du Blanc coûte très cher aux Etats africains. Mieux, la reproduction de ses projets de société, le rattrapage de ses modèles qui a surtout préoccupé les générations d’élites, sonnent le glas de l’émancipation des Africains.
L’hémorragie africaine prend ses origines dans la reproduction imparfaite de l’État occidental par les Africains. Pourquoi se crut-on obligé de créer et entretenir des armées budgétivores ? Pourquoi a-t-on repiqué un système éducatif trop coûteux et sélectif pour des économies naissantes ? L’éducation formelle, de l’école primaire à l’université, est prédatrice des maigres ressources de nos États. L’entretien du corps enseignant, des équipements, l’organisation des examens et concours, l’administration scolaire, sont autant d’exemples de choix non judicieux. En contrepartie, une certaine forme d’éducation a contribué à l’éclosion d’une nouvelle classe de budgétivores dont les fonctionnaires des administrations et les étudiants sont les meilleurs représentants ».
Bonne lecture !!!
Godwin Tété
Lomé, le 11 février 2023