Pour des préoccupations alimentaires, le tueur va souvent au-devant des souhaits de celui qui l’aide ou le nourrit, et qu’il estime visé par les enquêtes trop critiques du journaliste.
Hôtel Ivoire, Palais du Luxembourg, Bibliothèque nationale François Mitterrand… De Paris à Abidjan, le dixième anniversaire de l’assassinat, le 2 novembre 2013, de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, à Kidal, au Mali, a été pleinement commémoré par RFI et l’Association des Amis de nos deux confrères. En attendant de voir la justice passer, peut-on, au moins, se consoler de ces beaux hommages rendus dans des cadres plutôt prestigieux ?
L’on peut se réjouir, en effet, des hommages et de la perpétuation de cette bourse Ghislaine Dupont – Claude Verlon, décernée à deux lauréats, chaque année, au terme d’une formation dispensée à une vingtaine de journalistes et techniciens de reportage africains. C’est, désormais, une institution, d’autant plus utile que l’on ne cesse de s’interroger sur la difficulté du métier de journaliste dans une certaine Afrique.
Souvent indésirables, mais toujours indispensables, les journalistes, par leur curiosité, dérangent toujours les dirigeants politiques, qui rechignent à s’expliquer ou à rendre des comptes. Même dans les grandes démocraties, les journalistes sérieux et exigeants font peur, depuis que, par leurs enquêtes, Bob Woodward et Carl Bernstein du Washington Post ont, de fait, contraint le président Richard Nixon à la démission, en août 1974.
Détester un journaliste, soit ! Mais, vouloir le faire tuer est antidémocratique…
Sans doute y en a-t-il qui, par moments, auraient envie d’étrangler tel ou tel journaliste, trop… insistant. Mais il n’y a guère que dans certains types de régimes que l’on ose attenter à la vie d’un journaliste. Ceux qui ont commandité l’enlèvement et l’assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon se rapprochent davantage des trafiquants et autres bandits de grands chemins, qui s’abritent derrière de douteuses idéologies politico-religieuses, pour courir après de juteuses rançons. Même ceux-là auraient gardé nos deux confrères en vie, pour les monnayer, si, trahis par la mécanique, ils n’avaient perdu leur sang-froid. Ces assassinats relevaient d’une certaine… inintelligence.
Par contre, souvenez-vous de Jean Hélène, abattu, il y a tout juste vingt ans, par un policier zélé, qui avait peut-être entendu un de ses patrons (ou proche, bien placé au bord de la « mangeoire ») se plaindre du travail du correspondant de RFI à Abidjan. Au nom des miettes que ce sergent pouvait recueillir auprès dudit patron, il s’est comporté comme si le travail de Jean Hélène était une menace pour sa panse. Il a donc armé sa kalachnikov, pour l’assassiner d’une balle en pleine tête. Pour ce meurtre gratuit, auquel le tribunal militaire a cru devoir trouver des circonstances atténuantes, il a écopé de dix-sept ans de prison. De telles dérives découlent du rapport mercantile qu’ont nombre de politiciens africains au pouvoir, et que l’on retrouve dans des assassinats comme ceux de Norbert Zongo, en décembre 1998, au Burkina ou, plus récemment, de Martinez Zogo, au Cameroun. Pour des préoccupations alimentaires, le tueur va donc au-devant des souhaits de celui qui l’aide ou le nourrit, et qu’il estime visé par les enquêtes trop critiques du journaliste.
Enquêter sur un homme politique puissant serait-il donc suicidaire ?
Oui. Ces puissants et leurs serviteurs zélés devraient pourtant savoir que le journaliste sérieux, dont ils désapprouvent aujourd’hui les critiques, peut, demain, les défendre, lorsque à leur tour, ils auront, eux-mêmes, perdu le pouvoir, victimes, des injustices de leurs successeurs. Les bouleversements politiques en cours, ici et là sur le continent, indiquent que le fait d’être au pouvoir aujourd’hui ne prémunit nullement contre une cure d’opposition. Détester un journaliste objectif et courageux, au point de vouloir l’assassiner, revient donc à se priver d’une plume ou d’une voix qui pourrait, demain, voler à votre secours. Tout comme il met à nu vos excès et abus d’aujourd’hui, vous pourriez vous réjouir de voir ce journaliste attaché aux principes plutôt qu’à un régime ou à des intérêts partisans dénoncer, demain, les injustices dont, à votre tour, vous seriez victimes.
Chronique de Jean-Baptiste Placca du 4 novembre 2023