L’Europe et les États-Unis ont dominé le monde depuis la mise en place de l’Alliance Atlantique en 1949, en exerçant au besoin le rapport de force sur le reste du monde, quand les instruments de l’ONU, largement à leur service, devenaient inopérants. Cette époque semble révolue.
La nouvelle administration de Donald Trump ne veut plus s’embarrasser d’un allié qu’elle considère désormais comme un boulet financier. Elle n’hésite donc pas à montrer ses muscles face à une Europe désemparée par la soudaineté, et même par la brutalité de la nouvelle configuration qu’impose le président Trump, sans considération pour son allié. Cela est illustré par la manière peu élégante dont l’Europe est écartée par les Américains des négociations directes avec la Russie au sujet de la guerre en Ukraine.
Que va faire l’Europe au regard de cette nouvelle donne qui pose avec acuité l’équation de sa propre sécurité ? Se comportera-t-elle comme la France vis-à-vis des évolutions qui se produisent en Afrique ?
En Afrique francophone justement, de profondes mutations s’opèrent également, particulièrement au sein de la jeunesse, et même au sommet des pouvoirs, réclamant l’instauration d’une réelle souveraineté des Etats. Cette dynamique connait une telle accélération ces dernières années, que l’Etat français n’a jusque-là pas su comprendre les ressorts qui nourrissent cette aspiration, donnant l’impression d’être hypnotisé par l’influence qu’il avait toujours su exercer. Et ce, malgré des rapports relativement factuels portés par des élus français, des députés puis des sénateurs.
La conséquence directe de ce décalage par rapport à la réalité est la succession de ruptures que subit l’Etat français, de Bamako à Ouaga, de Niamey à N’Djamena, et même de Dakar à Abidjan. L’ancienne puissance coloniale ne semble plus avoir les capacités de ses ambitions d’influence sur le continent.
En fait, c’est le traditionnel ordre mondial qui atteint ses limites et vacille sous nos yeux. Il est confronté à de nouvelles aspirations des peuples, des Etats et des opinions publiques en pleine transition. C’est aussi l’impact direct de la montée des réseaux sociaux, la prise de pouvoir par les grandes multinationales numériques et l’influence grandissante de l’extrême droite décomplexée qui arrive au pouvoir ici et là à travers le monde.
Et l’onde de choc ne se limite donc pas à une prise de conscience des anciennes colonies vis-à-vis de l’ex-puissance coloniale. Il ébranle aussi les relations entre les grandes puissances.
La guerre de la Russie en Ukraine, les grands massacres de l’Etat d’Israël à Gaza, ce que les Nations Unies n’ont pas hésité à caractériser comme un génocide, et les velléités du président américain de déporter les Gazaouis, sont autant de chocs qui déstabilisent les relations internationales. Ces chocs sont si violents et si inattendus que les relations entre alliés occidentaux s’en trouvent sérieusement fragilisées. Et le retour de Donald Trump à la Maison Blanche se présente comme un accélérateur de cette dégradation.
Bénéficiaire de la période de domination pendant les 80 dernières années, l’Europe entre dans une période de grande incertitude qui exige du réalisme pour aborder un virage qui peut s’avérer dangereux.
En effet, elle va devoir redéfinir la nature des rapports qu’elle peut entretenir dorénavant avec les Etats-Unis, et bien-sûr elle doit se demander si elle peut continuer à maintenir une relation belliqueuse avec la Russie, alors que Donald Trump se rapproche de Vladimir Poutine, essentiellement dans le but de l’éloigner de Xi Jinping.
De la même manière, la France, et plus globalement l’Europe, doit avoir le courage politique de revoir ses relations avec l’Afrique, au-delà des solutions superficielles. Elle doit tenir compte des nouvelles configurations, au moment où l’Allemagne organise, en présence des Africains, un sommet sur les 150 ans du partage de l’Afrique à Berlin en 1885. C’est le pragmatisme allemand.
Les mutations en cours sont une véritable opportunité pour redéfinir les relations internationales, dans une optique garantissant les équilibres nécessaires à la stabilité et à la paix, si l’Europe fait les bons choix. Et les choix de l’Europe contribueront grandement à donner une voie générale plus consensuelle, au moment où les Etats-Unis privilégient la diplomatie coercitive.
Les bons choix, c’est prendre des orientations qui redonnent de la force au multilatéralisme. C’est aussi pouvoir transcender les clivages hérités de la guerre froide, en conjuguant les efforts avec les autres membres du Conseil de Sécurité, la Chine, la Grande Bretagne, la France et même la Russie, ainsi que les puissances montantes, afin de peser en faveur d’une reconfiguration des Nations-Unies, dans la préservation des intérêts de chaque nation.
Dans cette optique, l’Afrique a un rôle important à jouer, surtout à l’heure où le panafricanisme connait un regain d’intérêt. Elle doit prendre la place qui lui revient, en adéquation avec sa richesse humaine, et ce qu’elle représente en matière de ressources naturelles, ainsi que son potentiel de croissance économique. Pour ce faire, l’Afrique se doit d’être plus volontariste avec ses organisations continentales et sous-régionales, en commençant par prendre une position franche sur les grands conflits du moment, en République Démocratique du Congo, au Soudan, dans le Sahel et dans la Corne de l’Afrique. D’ailleurs, dans les négociations sur l’Ukraine entre Washington et Moscou, les Etats africains doivent se demander si leur sort n’est pas mis dans la balance.
Redonner de l’efficacité au multilatéralisme, sans velléité de préemption de certains pays sur l’organe communautaire, ramènera un équilibre plus stable, au bénéfice de tous. Dans le cas contraire, le monde va s’ouvrir sur des convulsions multiples où le rapport de force imposera à chacun d’affronter, seul, un plus fort que soi, à un moment ou un autre.
C’est un défi pour le monde entier. Pour le relever, le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Europe, la Russie et toutes les jeunes puissances doivent aborder ce challenge au-delà des intérêts immédiats des Etats, en privilégiant plutôt la stabilité du monde dans la durée, ce que la diplomatie coercitive ne peut promouvoir. Et cela favorisera le développement du commerce. Dans cette équation, le rôle de l’Afrique est déterminant.
Pour ce faire, les dirigeants africains doivent prendre la mesure de l’enjeu et faire de leur continent un pôle d’attraction des investissements, tout en favorisant l’émergence d’une classe moyenne pouvant réellement tirer la consommation. C’est un facteur central dans les relations internationales. L’Afrique a tous les atouts pour être une locomotive de la croissance mondiale. Cela implique que la Chine, l’Europe et la Russie essentiellement, portent un regard différent sur le continent, en la considérant avec plus d’égard et sans brider son essor. Ces Etats doivent profiter de l’opportunité du moment pour changer de logiciel sur l’Afrique. Cette démarche globale est la meilleure réponse à la diplomatie coercitive de Donald Trump.
Nathaniel Olympio
Président de Kekeli
Cercle de Réflexions Stratégiques
Sur l’Afrique de l’Ouest