À la frontière Togo-Ghana, les conflits fonciers sont des terreaux fertiles pour la guerre (Reportage)

Dans le nord du Togo et du Ghana, les conflits fonciers entre populations pastorales et populations agricoles s’enveniment en raison de la raréfaction des ressources, constate “Laabali”. Pour le titre togolais, leur résolution pacifique est essentielle car ils dégradent le tissu social et pourraient nourrir l’insécurité liée aux groupes armés dans la région.

Un affrontement violent a éclaté le samedi 2 août 2025 entre les communautés peule [population présente surtout en Afrique de l’Ouest au sein de laquelle le pastoralisme est très développé] et bimoba [ou moba, population surtout installée au Togo, au Ghana et au Burkina Faso] dans le village de Kongo, au nord du Ghana.

À l’origine du drame : une portion de terre. Concessions incendiées, une dizaine de blessés : le bilan rappelle tragiquement celui de Toulonga, au Togo voisin, théâtre d’un conflit identique il y a quelques années. Ces violences révèlent une fracture transfrontalière où les terres, de plus en plus convoitées, deviennent le détonateur d’une crise récurrente.

“Même quand l’eau est claire, on accuse la calebasse peule de l’avoir troublée.” C’est par ce proverbe, tiré de la sagesse peule, que Muhamed Kontondja Kapi, doyen de cette communauté, a choisi de commencer quand le silence s’est enfin rompu. Tout était dit.

Au lendemain des affrontements entre Peuls et Bimobas à Kongo, dans le district de Garu-Tampane, juste de l’autre côté de la frontière ghanéenne, nous nous sommes rendus sur place.

Labours et pâturages

En cette matinée, l’ambiance était encore lourde, les regards méfiants. Pendant près d’une heure, nous avons hésité à interroger les habitants, de peur de raviver les douleurs. Des ustensiles de cuisine noircis jonchent le sol, des restes de maïs à moitié réduits en cendres craquent encore sous les pas. Une chèvre erre dans la cour vide, le regard perdu, comme à la recherche d’un signe de vie humaine. Mais tout ici trahit la fuite, l’abandon précipité, la peur.

Nous sommes dans l’une des six concessions incendiées, à quelques mètres des bureaux de la douane ghanéenne. C’est dans cette atmosphère de cendres et de silence que les habitants de Kongo comptent les séquelles de l’affrontement survenu samedi [2 août] entre Peuls et Bimobas : une dizaine de blessés, six concessions incendiées, du bétail, des motos et bien d’autres biens partis en fumée… et, une fois de plus, la terre comme élément déclencheur d’une crise ancienne.

Le conflit brutal a ressurgi lorsque des membres du clan des Tchimbiames (Bimobas) ont entrepris de labourer un domaine, prétendument peul, utilisé comme pâturage, en guise de représailles à la suite de l’endommagement présumé de leurs cultures par un troupeau. Ce geste a mis le feu aux poudres, déclenchant une violente confrontation entre les deux communautés. Les témoignages des victimes révèlent l’horreur. Côté bimoba, on dénombre quatre blessés par balles, selon leurs proches. Chez les Peuls, trois blessés graves sur les six ont été transférés à l’hôpital de Bolga. Le doyen, la tête entourée d’un bandage, raconte : “J’ai été rattrapé dans ma fuite et roué de coups, avant d’être abandonné pour mort, le crâne saignant.”

Une sexagénaire, déjà handicapée par une fracture, explique : “J’ai rampé jusqu’à la mosquée et je suis restée cachée jusqu’à ce que le calme revienne.” Sa belle-fille, couturière inconsolable, a tout perdu : son atelier, ses machines à coudre et les tenues de ses clients, réduites en cendres.

Au total, six personnes de la collectivité tchimbiame ont été arrêtées ; 86 Peuls, dont 21 hommes, 39 femmes et 26 enfants, ont été recueillis dans 5 familles d’accueil.

Une cohabitation sous haute surveillance

Ce brusque regain de tension s’inscrit dans une série d’épisodes conflictuels, comme celui du début de la campagne agricole actuelle au cours duquel les Tchimbiames auraient tenté (sans succès) d’empêcher les Peuls d’accéder à la parcelle litigieuse. Quelques mois plus tôt, en février, c’est un projet de forage lancé par les Peuls sur ce même terrain qui avait été vivement contesté par les Tchimbiames. L’intervention des autorités avait permis de prévenir un affrontement, et le projet avait finalement été abandonné.

En toile de fond, un différend foncier qui, depuis trois ans, dégrade le tissu social entre les deux communautés. Les Peuls d’un côté et les Bimobas de la collectivité tchimbiame de l’autre se disputent une portion de terre que chacun affirme exploiter de longue date. Les tentatives de règlement coutumier ayant échoué, l’affaire a été portée devant les tribunaux.

“La justice a ordonné aux deux camps de se limiter à l’usage de leurs terres respectives dans l’attente d’un jugement. Mais, malgré les noces qui mêlaient les sangs et les destins, cette cohabitation sous surveillance n’a jamais apaisé les rancunes. Entre agriculteurs et éleveurs, sous les dents du bétail, les semences de la discorde germent”, explique Yakubu Fataw Moni, assembly man (“conseiller de district”) de Kongo-Nadjigu. Le drame de Kongo n’est malheureusement pas un cas isolé dans cette région transfrontalière.

La terre au cœur des conflits

En juin 2017, au début de la campagne agricole, une scène presque identique s’est produite dans le village togolais de Toulonga, situé dans la commune de Tône-Ouest, frontalière du Ghana. Une querelle autour des limites entre les terres peules et bimobas avait dégénéré : la communauté bimoba avait incendié des concessions peules. Le pire avait été évité de justesse grâce à l’intervention rapide des autorités. Les militaires du camp de Nioukpourma, tout proche, avaient été sollicités en renfort. Plusieurs arrestations avaient été effectuées dans la communauté bimoba.

Les Bimobas et les Peuls vivent de part et d’autre de la frontière Ghana-Togo, héritée de la colonisation : une ligne artificielle qui coupe des familles, des clans et des terres coutumières, comme c’est le cas dans plusieurs pays d’Afrique.

La terre est devenue un bien rare et précieux. La pression démographique fait qu’il y a de plus en plus de monde pour de moins en moins d’espaces cultivables ou de pâturages. Sa valeur marchande, en constante hausse, en fait aujourd’hui une denrée convoitée. Les changements climatiques, avec des saisons de plus en plus imprévisibles et des sols appauvris, réduisent encore les rendements et les espaces exploitables.

Les pâturages se raréfient, attisant les accusations : les éleveurs peuls sont soupçonnés d’empiéter sur les champs, tandis que les agriculteurs bimobas sont accusés de cultiver les couloirs de passage et les zones de pâture. Sur ce terreau fertile, chaque incident peut rallumer de vieilles rancunes.

Terreau fertile pour les extrémistes

Dans cette région frontalière où l’insécurité liée aux groupes armés frappe déjà aux portes, la cohabitation pacifique entre communautés n’est pas un luxe, mais une nécessité vitale. Les plaies laissées par les affrontements, qu’elles soient visibles ou non, doivent être pansées par un travail patient de dialogue, de réconciliation et de justice impartiale.

La méfiance, la peur ou l’envie de revanche ne peuvent être les seuls héritages de ces terres, au risque de servir de terreau fertile aux extrémistes.

Préserver la coexistence, c’est protéger à la fois les liens humains et les fondations mêmes de la sécurité collective. Ces conflits autour de la terre ne sont pas seulement des querelles locales : ils sont les signaux avant-coureurs de lendemains inquiétants pour les zones rurales d’Afrique de l’Ouest.

À l’ombre de la pression démographique, de la raréfaction des ressources et de la fragilisation des autorités traditionnelles, le vivre-ensemble devient un défi stratégique. Réussir la cohabitation aujourd’hui, c’est renforcer la résilience des communautés face aux menaces, qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur. C’est, en somme, choisir la paix avant qu’il ne soit trop tard.

Source: Laabali/ Robert Douti

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