Ils sont des milliers, souvent anonymes, à traîner leurs pas désespérés dans les couloirs grisâtres des palais de justice. Leurs visages trahissent un même sentiment : l’usure, la lassitude, le dégoût. Ils sont justiciables, mais surtout victimes d’un système qui, au lieu de les protéger, les saigne à blanc. Une justice en théorie indépendante, mais dans la pratique livrée au plus offrant.
Le constat est aussi amer que récurrent. Pour espérer que son dossier avance, il faut désormais payer. Non pas les frais d’audiencement ou de greffe dûment réglementés, mais des “facilitateurs”, des “intercesseurs”, ou directement des hommes de robe devenus négociants d’iniquité. Les témoignages abondent, les langues se délient, les faits s’accumulent.
Un étudiant prévenu, après plusieurs renvois injustifiés, a dû rassembler 500 000 francs CFA pour que son affaire soit enfin enrôlée. Ailleurs, ce sont des sacs de maïs, des pintades ou des régimes d’igname qui circulent en silence, comme une dîme parallèle imposée à la détresse. On ne juge plus, on monnaye le droit. Le citoyen pauvre est ainsi livré à la merci d’une machine judiciaire dont les rouages ne tournent qu’huilés par l’argent.
Cette réalité n’est plus de l’ordre de la rumeur. Lorsque le président de la Cour suprême, Yaya Abdoulaye, déclara qu’”après le football, la corruption est le deuxième sport le plus pratiqué au Togo”, il ne s’agissait pas d’une métaphore hasardeuse, mais d’un aveu institutionnel. Ce que beaucoup taisaient par peur ou résignation, lui l’avait exprimé avec lucidité.
Mais au-delà de la corruption ordinaire, ce sont les pratiques opaques et les abus systématiques qui choquent. Comment comprendre que dans une institution où la preuve est censée être reine, aucun reçu ne soit délivré pour les actes traités ? Tout se règle en espèces, dans la plus grande opacité. Des frais de dossiers imposés sans quittance, des sommes encaissées hors des caisses officielles, des cautions perçues sans traçabilité… Qui encaisse ces fonds ? Où vont ces paiements ? Des justiciables s’interrogent, à raison, lorsqu’ils découvrent qu’un juge peut fixer une caution, la percevoir à sa guise, puis libérer un prévenu sans jugement, sans audience formelle. La dérive est totale. La loi est contournée, la justice devient affaire privée.
Ce n’est donc plus une justice à deux vitesses, c’est une justice à guichet. On n’y obtient réparation que si l’on peut “motiver” les acteurs du système. À ce rythme, le temple de Thémis n’est plus qu’un comptoir de transaction, où le silence des principes est couvert par le bruit des billets.
Le plus dramatique dans cette spirale, c’est qu’elle sape la confiance publique, détruit le contrat social et prépare le lit de l’arbitraire. Car dans un pays où l’on n’a plus foi en la justice, c’est la loi de la jungle qui reprend ses droits. Le sentiment d’injustice attise la colère, nourrit la révolte, délégitime l’État.
Le juge, censé incarner l’impartialité et la rigueur, devient alors un acteur du chaos, un entrepreneur de privilèges. Certes, il existe encore des magistrats intègres, d’une probité irréprochable, que nous saluons avec admiration. Mais ils sont aujourd’hui minoritaires, noyés dans un système où l’exception semble être devenue la règle. La fonction se désacralise, et le magistrat se mue peu à peu en commerçant véreux, troquant sa toge contre un prix.
Il est temps de dire stop. Trop, c’est trop. Il faut arrêter le massacre. Il faut retrouver l’âme de la justice, réhabiliter l’idéal qui l’a fondée : celui de protéger le faible contre l’arbitraire, de punir équitablement, de réconcilier sans favoritisme.
Il est urgent qu’une prise de conscience collective naisse. Non seulement au sommet de l’appareil judiciaire, mais dans toute la société. Car une justice pervertie est une menace pour tous, même pour ceux qui croient, à tort, pouvoir y échapper grâce à leur fortune ou leur influence.
Réformer la justice, c’est sauver la République. C’est restaurer la souveraineté du droit, faire renaître la foi dans les institutions, et redonner à chaque citoyen, riche ou pauvre, le droit d’espérer.
Mais si rien ne change, alors ce n’est plus l’État de droit qui nous gouverne. C’est l’impunité qui règne. Et dans l’ombre de cette impunité, c’est la barbarie qui avance à pas.Nous sommes en danger!
Ricardo Agouzou