Togo- Dans le parc Oti-Kéran, déplacés et réfugiés tentent de survivre

À quelques mètres de la route nationale numéro 1, aidés par quatre gamins, deux hommes s’affairent à dérouler un long tuyau sur les berges de la rivière Koumongou, défrichées et transformées en champ de pastèques. Nous sommes au cœur du parc national Oti-Kéran, à 530 km au nord de Lomé, la capitale du Togo. Il y a encore quelques temps, la culture y était interdite.

Les réserves naturelles du continent se ressemblent souvent par l’histoire, fruit d’une politique d’exclusion. Dès l’époque coloniale, des zones entières ont été déclarées protégées et interdites d’accès aux communautés locales. Cette approche, maintenue par les États au lendemain des indépendances, s’est imposée sans véritable consultation des populations concernées qui n’en tirent au final presque aucun profit. Aux yeux des riverains expropriées, ces aires protégées sont vouées au seul intérêt de l’État et des touristes étrangers.

Aujourd’hui, dans un contexte de pauvreté généralisée et d’accès limité aux terres arables, les réserves sont de plus en plus perçues non pas comme des sanctuaires écologiques mais comme des espaces confisqués. La pression des populations, riveraines ou déplacées (notamment du Burkina Faso, où l’insécurité les pousse à fuir), finit par grignoter ces espaces. Au Togo, après la réserve de la Fosse aux lions dans la région des Savanes, c’est le parc Oti-Kéran qui disparaît progressivement.

Braconnage, carbonisation et agriculture

Deuxième du pays par son étendue, il a été créé en 1971 à partir d’une forêt classée et couvre les territoires des préfectures de la Kéran (région de la Kara) et de l’Oti (région des Savanes). D’une superficie de 6 700 ha à sa création, il a connu une première extension en 1975-1976 et une autre en 1981-1982 pour atteindre une superficie totale de 179 550 ha, dont 5 070 en réserve de chasse. Pour l’État, il s’agissait de protéger les écosystèmes et leur diversité biologique. D’après le site togo-tourisme.fr, on pouvait y contempler « de magnifiques forêts et de nombreux animaux sauvages […], des éléphants […], des buffles, des lions, des antilopes, des singes et de multiples oiseaux ». Le même site relevait, toutefois, la menace du « braconnage croissant et [de] l’empiètement sur la réserve forestière ».

L’agrandissement continu des limites du parc a entraîné un mécontentement généralisé des populations riveraines. Les troubles sociopolitiques des années 1990 se sont répercutés sur la gestion des aires protégées. À la faveur de cette crise, les populations qui avaient été expulsées lors de l’agrandissement du parc Oti-Kéran se sont réappropriées leurs terres, et les villages déplacés se sont progressivement réinstallés. Le braconnage a décimé la faune, les carbonisations et la mise en culture ont dégradé la végétation1.

Depuis, la superficie du parc ne cesse de rétrécir. Selon le ministère de l’Environnement et des Ressources forestières2, la superficie du parc Oti-Kéran atteignait 69 000 ha en 2022, suite à l’exploitation illicite des ressources et des rétrocessions par l’État aux propriétaires qui en faisaient la demande. Désormais, les hommes ont pris peu à peu la place des animaux, transformant ce refuge naturel en un territoire de survie.

Du Burkina Faso aux champs de pastèques togolais

Revenons au champ de pastèques. Celui qui l’exploite s’appelle Adama Malkouma. Il a 45 ans et il est venu de Yoabiguin, dans la région du centre-est du Burkina Faso. Contraint à l’exil par les attaques djihadistes dans son pays, il a quitté son village avec ses deux épouses et leurs dix enfants. Après une brève escale dans le village de Timbou, dans la préfecture de Cinkassé, ils ont finalement trouvé refuge à N’gambi, dans l’Oti-Sud, où ils tentent de reconstruire leur vie.

Ici, il y avait autrefois une forêt. Aujourd’hui, le terrain, rétrocédé par l’État à son propriétaire privé dans les années 1990, a été brûlé puis défriché. Adama raconte : « Mon bailleur de terrain m’a prêté 300 000 francs CFA [457 euros, NDLR] pour cultiver des pastèques au bord de la rivière. L’argent a servi à acheter des semences, de l’engrais, des pesticides et une motopompe. Je rembourserai le prêt après la récolte. » Lorsqu’on lui demande s’il est certain que sa culture portera ses fruits, il répond avec fatalisme : « Seul Dieu sait. »

Adama a appris à cultiver des pastèques l’année passée en aidant son frère, installé dans la région depuis quelques années. « À la fin des récoltes, il m’a payé 125 000 francs CFA. » Fort de cette première expérience, Adama a décidé de se lancer. Pour l’accompagner, il peut compter sur Bouraima Sawadogo, un quadragénaire originaire du même village, marié à trois femmes et père de seize enfants. Bouraima témoigne : “Ici, les propriétaires terriens nous louent l’hectare à 25 000 francs. L’année dernière, on m’a seulement accordé une petite parcelle pour cultiver du maïs, et la récolte a été maigre pour ma famille. J’ai donc décidé de venir auprès d’Adama pour apprendre la culture des pastèques.”

Mais, pour ces maraîchers improvisés, les défis ne manquent pas. Parmi eux, le coût élevé de l’essence. Dans cette zone très éloignée des stations-service, le carburant de contrebande se fait rare depuis que sa vente a été interdite dans le cadre de la lutte contre les groupes djihadistes. « Le litre est vendu à 1 000 francs CFA. Avec 25 litres, on peut faire fonctionner la motopompe pendant une semaine en arrosant le champ tous les trois jours. »

« Notre village a été attaqué, il y a eu dix morts »

Tandis qu’Adama et Bouraima s’activent dans leur champ, nous quittons les rives de la Koumongou pour nous enfoncer loin dans la réserve. Là-bas, un autre visage de cette migration vers les terres fertiles se dessine. Ce ne sont plus des maraîchers improvisés mais des familles entières venues chercher un refuge ou une terre à cultiver. Parmi elles, des déplacés ayant fui l’insécurité mais aussi des Togolais originaires de Dapaong. Dans ce coin reculé, entre précarité et résilience, ils sont à la recherche d’une nouvelle vie.

Au bout d’une piste poussiéreuse qui serpente dans le parc, une clairière s’ouvre sur un campement. Une charrette tirée par un âne au pas lent avance péniblement, chargée de bidons jaunes. Debout à l’arrière, toute joyeuse, une fillette en caleçon se tient droite entre les bidons. Devant, une autre, âgée d’une dizaine d’années, guide l’attelage fouet à la main vers une enfilade de cases rondes en banco couvertes de chaume et installées en demi-cercle. Les entrées sont protégées par des paillassons tressés. Seule la case du chef de famille est munie d’une porte en tôle. Il s’appelle Tchable Goumon et il a été le premier occupant de la zone après avoir quitté son village, Waldjoague, situé à environ 80 km plus au nord.

Sur un apatam au toit de tiges de mil, des ustensiles de cuisine sèchent au soleil. Le chef de famille confie s’être installé il y a une dizaine d’années. Depuis, certains de ses proches l’ont rejoint, chacun aménageant sa case au milieu des champs. C’est le cas de Lardja Digbandja, venu récemment de Pana pour cultiver du coton et du sésame.

Un peu plus loin se trouve une case ronde esseulée. Elle abrite Koumeto Diyoba et sa femme, un couple de Burkinabè. Ils ont quitté Diakarga, dans le Koulpélogo (à la frontière), il y a huit mois :

Le 4 février dernier, notre village a été attaqué et il y a eu dix morts et plusieurs blessés. Les autres membres de la famille se sont réfugiés dans un village togolais près de la frontière. Je ne peux pas les faire venir ici pour le moment. Je n’ai pas de chambre, et il n’y a pas d’eau pour construire une maison. On a une seule case.

Si aujourd’hui les agents des Eaux et Forêts sont un peu plus tolérants, les pionniers ont payé un prix lourd, à en croire les témoignages recueillis. D’un geste discret, Djidame (nom d’emprunt) désigne une marmite cassée à quelques mètres, vestige des violences subies aux premières heures de l’installation dans le parc. Les récits se recoupent. Autrefois, il était impossible de se fixer ici. Les habitants venaient seulement cultiver la terre avant de repartir, car chaque tentative d’installation était réprimée avec brutalité par les forestiers : machettes et dabas confisquées, marmites fracassées, repas jetés à terre, huttes démolies sans ménagement. À chaque fois, les habitants reconstruisaient, refusant d’abandonner.

« Ils avaient peur que des djihadistes soient infiltrés »

En novembre 2015, après de violentes manifestations des populations hostiles à la réhabilitation des aires protégées du Togo qui ont fait cinq morts à Mango, le chef-lieu de la préfecture de l’Oti, le président Faure Gnassingbé a décidé de suspendre le projet. Depuis, la pression s’est atténuée mais l’interdiction demeure, source d’une profonde inquiétude pour les populations installées dans le parc. Certains nouveaux arrivants continuent d’ailleurs d’être inquiétés et redoutent à chaque instant une intervention des autorités.

Sous le couvert de l’anonymat, un réfugié burkinabè a accepté de témoigner. Âgé de 32 ans et marié à quatre femmes, il a fui la province de Sangha en août 2024 pour venir s’installer ici. Il a construit un abri de fortune avec des bâches. Un jour, alors qu’il était retourné à son village pour chercher le reste de ses effets, sa famille a reçu la visite des agents des Eaux et Forêts. « Ils ont trouvé les femmes et ils ont demandé après moi. Elles ont dit que j’étais rentré au Burkina. Ils ont emporté ma moto. » À son retour, il a dû multiplier les démarches et donner une enveloppe pour récupérer son bien. Avec le recul, il relativise la situation : « Ils font juste leur travail. Je pense qu’ils avaient peur que des djihadistes soient infiltrés parmi les réfugiés et c’est ce qui a motivé leur réaction. À la fin, tout s’est bien passé quand ils ont constaté que je n’avais rien de suspect. »

D’après le rapport des statistiques du recensement général des déplacés au Togo publié en mars 2024 par le Programme d’urgence et de renforcement de la résilience et de la sécurité des communautés, la préfecture de l’Oti-sud (qui abrite la plus grande partie du parc) accueille près d’un millier de personnes déplacées, en majorité des Burkinabè. Certains nous ont dit avoir été recensés et avoir obtenu leur carte de réfugié mais ils n’ont, pour l’instant, reçu aucune aide, ni de la part de la Coordination nationale d’assistance aux réfugiés (CNAR), ni de la part des organisations humanitaires internationales. Les déplacés de N’gambi (Oti-Sud) reçoivent, eux, régulièrement de l’assistance humanitaire (vivres, semences, intrants, etc.).

« Parfois, je passe des semaines sans me laver »

S’installer et rester dans la réserve malgré la pression des autorités n’est que la première étape d’un long combat. « En cas de problème de santé, il faut parcourir plus de 15 km pour rejoindre Péssidè ou N’gambi, les deux localités les plus proches qui disposent d’un centre médical », témoigne un habitant. Une distance qui peut s’avérer insurmontable.

Faute d’école dans la réserve, certains parents envoient leurs enfants pour l’année scolaire chez des proches à N’gambi. Mais cette situation n’est pas idéale, confie Kiyiéssoua, la quarantaine, mère de six enfants : « Les plus jeunes se retrouvent sans surveillance. Et lorsqu’ils sont hébergés par des membres de la famille, on leur confie des corvées pendant que les enfants de leur tuteur révisent leurs leçons. Dans ces conditions, la réussite est impossible. » Louer une maison pour les enfants les met à l’abri de la maltraitance mais les expose à d’autres risques, en particulier les adolescentes. Adamou, le mari de Kiyiéssoua, confie, amer : « Je l’avais envoyée avec ses petits frères à N’gambi. Je l’ai inscrite à une formation en couture et ses petits frères à l’école. En tant qu’aînée, elle devait les surveiller mais, en moins de deux ans, elle s’est retrouvée enceinte », dit-il le visage fermé en désignant une jeune femme allaitant un bébé sur un vieux pneu.

Le manque d’eau potable complique également la vie quotidienne. Dans toute la réserve, la seule source d’approvisionnement est la rivière, à une dizaine de kilomètres. Mais la berge boueuse et glissante, surtout en saison pluvieuse, a provoqué plusieurs accidents. Issaka Combate, 76 ans, raconte : « Parfois je passe des semaines sans me laver. Je ne peux pas aller chercher l’eau : la berge est trop haute. Il y a quatre ans, je suis tombé en remontant sur la rive avec un bidon plein. J’ai eu une fracture à l’omoplate. » Le sexagénaire passe désormais de maison en maison mendier l’eau avec un bidon.

Une gestion participative du parc ?

Pour transporter l’eau, les femmes utilisent des charrettes tirées par des ânes. À chaque voyage, elles ramènent plusieurs jerricans jaunes ou, parfois, un tonneau entier. Malgré cela, elles ne peuvent pas faire plus de deux trajets par jour à cause de la pénibilité de la tâche, de la distance et de la lenteur des bêtes. L’après-midi, l’accès devient encore plus compliqué quand les troupeaux de bœufs envahissent la rivière.

Face à cette situation, certains habitants creusent des trous près de chez eux à la saison des pluies pour recueillir l’eau destinée aux besoins domestiques. Mais dans cette zone dépourvue de latrines, les risques de contamination de cette eau sont importants. À cela s’ajoute l’utilisation massive des pesticides qui remplacent les houes : au lieu de sarcler, les cultivateurs brûlent les herbes avec des herbicides, aggravant ainsi la pollution des rares sources d’eau disponibles.

Conscient de la dégradation du parc, le gouvernement n’abandonne pas l’idée de le restaurer. En février 2022, en marge d’un Conseil des ministres tenu à Pya, le village natal du président de la République, à 400 km au nord de Lomé, Katari Foli-Bazi, le ministre de l’Environnement et des Ressources forestières, a déclaré que l’exécutif étudiait la possibilité de définir un cadre de concertation en vue d’une gestion participative du parc. Les familles installées profiteront-elles de ce plan ? En attendant, elles tentent de survivre et s’inventent seules un avenir.

Source: afriquexxi.info

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