« Allez là où il n’y a pas de chemin et tracez un sentier » Ruby Bridges.
Pour 51% des Togolais interrogés en janvier 2021 dans le cadre du sondage Afrobaromètre, le pays « va dans la mauvaise direction ».
Dans un climat politique marqué par des atteintes et des restrictions aux droits, un climat social marqué par la faim, la cherté de la vie, un désespoir sans pareil et des suicides en cascade, un article ayant trait à l’armée peut paraitre comme une provocation, tant cette institution canalise des passions et des haines propres à notre histoire, surtout pour ceux qui luttent pour le changement et/ou l’alternance politique. Pourtant cet exercice est important pour plusieurs raisons, y compris les suivantes:
- Les Togolais ne peuvent pas parler /débattre de la vie publique du Togo sans évoquer l’armée ; cela est dû au fait que c’est l’armée qui détient la réalité du pouvoir;
- La crise sociopolitique qui dégoûte tant les Togolais est le résultat d’un durcissement des positions de cette armée, et la cherté de la vie qui étouffe les Togolais est le résultat de la gouvernance du pays par l’armée ;
- À la base du blocage sociopolitique au Togo depuis 1963 se trouve la volonté de conservation du pouvoir par l’armée. Au cœur de cette volonté de conservation du pouvoir se trouve une crainte non-avouée de cette armée d’être marginalisée dans le tissu social togolais en cas de retour à un régime civil ; la même crainte de marginalisation avait conduit les demi-soldes à commettre l’irréparable le 13 janvier 1963 ;
- Aussi longtemps qu’on ne présentera pas un plan de changement politique susceptible de résoudre définitivement cette peur de marginalisation, on va tourner en rond. Pour trouver les formules efficaces permettant d’accéder au changement politique, il faut un débat dépassionné sur les motivations de l’armée dans sa volonté de conservation du pouvoir, à commencer par ce qui l’a poussé à faire irruption sur la scène politique en 1963.
- L’abîme
Pour 47% des Togolais interrogés dans le même sondage, le Togo s’est enfoncé dans une situation bien pire au cours des 12 mois précédents. Cela n’est malheureusement pas nouveau. Le Togo, à notre corps défendant, s’enfonce chaque jour dans une crise multiforme. Malgré les 72% que le camp « Allons-y » « un coup K.O. » s’est attribué à la dernière présidentielle, l’embellie socio-économique promise par le Plan National de Développement (PND) n’est pas au rendez-vous.
Que le Togo s’enfonce ne fait aucun doute pour tout observateur avisé. Mais depuis quand ? La réponse dépend de celui qui y répond, de l’expérience qu’il a de la précarité et de l’étouffement politique, bref du moment où la personne a pris conscience que “ça ne va pas” ou que “ça devient pire”. Avant de commencer par s’enfoncer, le Togo était tombé. Et avant de tomber, il a butté contre quelque chose de très fort. Pour le relever, il faut retourner à ce point, à cet instant où il a trébuché, déterminer ce sur quoi (problème, obstacle) il a butté.
- La chute
Avant donc d’entamer ce chemin vers l’abîme, vers « l’enfoncement », le Togo était tombé. De tout son poids. Ses multiples tentatives pour se relever ont échoué les unes après les autres. Les causes que les uns et les autres trouvent à ces échecs répétés sont trop nombreuses pour qu’on s’y attarde. Et pour que le Togo ait tant de mal à se relever de sa chute, c’est qu’il a certainement cogné ou butté sur quelque chose de très fort qui l’a fait tomber si durement.
À quel moment le Togo est tombé ? Les réponses une fois de plus varient en fonction de l’expérience que l’on a du régime qui régente le pays et des choix qu’il a opérés jusqu’ici. Certains diront que le Togo est tombé à partir de la mort de Eyadéma (2005) ; d’autres parleraient du jour où Eyadéma a renoncé à sa « parole de militaire » et fait sauter le verrou de la limitation des mandats (2002) ; d’autres iraient plus loin en parlant de l’échec de la transition dirigée par Koffigoh (1991-1993), etc. En réalité (je le pense, et je ne suis pas seul), le Togo est tombé le 13 janvier 1963.
Si nous pouvons recentrer la réflexion sur ce qui a causé la chute du Togo en ce deuxième dimanche de janvier 1963, on peut mieux résoudre le problème primordial ainsi que les problèmes secondaires que nous prenons très souvent pour des problèmes principaux. Pour ce faire, il n’y a certainement pas une approche unique. Mais en faisant un inventaire de ce qui a été essayé, l’on remarque parmi les forces démocratiques une certaine frilosité, une résistance à aborder ce qui semble être une question tabou: celle de la place et de l’avenir de l’armée togolaise. Pourtant à y regarder de près, ce sujet est à l’origine du mal togolais, et il ne saurait y avoir un changement politique si l’on continue par en faire un tabou.
- La Première République
Les lendemains de l’indépendance ont été tumultueux. Malgré toute la bonne volonté des dirigeants et acteurs de la Première République (27 avril 1960 – 13 janvier 1963), ils se sont retrouvés face à des problèmes épineux qu’ils ont certainement résolu de leur mieux, mais il y a certains sur lesquels ils ont eu moins de succès. Je ne citerais que deux problèmes sur lesquels la Première République a butté, des problèmes dont la résolution semble avoir été fatale pour le Togo. Le premier est géopolitique : le contrôle économique du Togo par la France à travers le franc CFA. L’autre problème était initialement interne, mais il a très vite été récupéré et instrumentalisé par une puissance étrangère : il s’agissait de la place ou de l’avenir de l’armée dans la vie de la nation.
Si on s’en tient à l’histoire officielle du Togo et au mythe fondateur de l’actuel régime militaire, c’est l’intégration des soldats démobilisés de l’armée coloniale dans la petite armée togolaise (à peine 300 hommes), une revendication corporatiste à laquelle le père de l’indépendance, le président Olympio, réserva une fin de non-recevoir, qui expliquerait le renversement de son régime, la tentative de sortie du franc CFA étant soit feutrée, soit reléguée au rang de simple catalyseur. La deuxième partie de cet article partira de cette version pour poser un tant soit peu les voies de sortie. Merci de m’avoir lu.
A. Ben Yaya
New York, 23 juin 2021