Par Maryse QUASHIE et Roger E. FOLIKOUE
Une des meilleures preuves d’amour est de pouvoir dire à un frère ou une sœur : « Tu as tort ». C’est une preuve d’amour car cela signifie qu’on a confiance en la personne et on sait qu’elle peut accueillir un désaccord ; c’est, plus encore, être sûr que l’amour ne nie pas pour la liberté des personnes en relation.
C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous empêcher de féliciter le responsable de l’Eglise des Assemblées de Dieu d’avoir exprimé son désaccord à propos de l’exigence d’un pass vaccinal à l’entrée des lieux de culte à compter du 3 décembre 2021. C’est assez rare sur la scène politique togolaise pour que cela soit relevé. La logique du non est aussi une logique chrétienne.
Finalement on peut se demander si notre liberté n’est pas à la taille de notre confiance en cette liberté, en sa force face à tous ceux qui pourraient avoir la tentation de l’étouffer. Ainsi imaginons que dans notre pays, les intellectuels se disent que personne ne peut penser avoir intérêt à ce qu’ils se taisent. En effet, toute personne qui détient un pouvoir, si minime soitil, a tout intérêt à laisser s’exprimer tous ceux qui pourraient avoir un point de vue critique car cela lui donnerait des idées pour améliorer ses stratégies, et pour élargir le cercle de ses fans, tous ceux qui admireraient son souci de préserver la liberté des uns et des autres.
Imaginons qu’au lieu de la panne d’idées où sont actuellement plongés les partis politiques, chacun d’entre eux se dise que les autres partis politiques lui font confiance pour exprimer sa vision de l’avenir en toute liberté, car les membres des partis sont convaincus que personne ne pourrait proposer quelque chose qui irait tout à fait contre l’intérêt des citoyens. C’est alors que les bonnes idées ne resteraient pas cachées au fond de l’esprit méfiant de chacun, elles sortiraient et seraient complétées par les bonnes idées des autres ; alors naîtrait enfin la convergence dont rêvent tant de Togolais. Et ces Togolais seraient enfin réconciliés avec la politique, avec les hommes et femmes politiques, ils seraient heureux d’avoir de vrais partis politiques, bâtis autour d’idées à défendre et non derrière des hommes à qui il faut que les membres restent fidèles coûte que coûte.
Imaginons que les citoyens soient sûrs que leur pays ne se bâtira pas sans leur décision de se mettre à le construire contre vents et marées. Au lieu d’espérer que l’espace pour cette construction leur soit assuré, au lieu d’attendre que quelqu’un leur en donne la permission, chacun chercherait quoi changer dans son quotidien comme début de cette société dont tous rêvent. Alors le changement social se réaliserait comme par magie, petit à petit. Un jour on s’apercevrait que les citoyens se donnent la liberté de s’exprimer à propos de leur vie dans leur quartier ou leur village, de donner leur opinion à propos de l’école qu’ils aimeraient pour leurs enfants, de protester contre les attentes trop longues, à la banque, à l’hôpital, contre l’inconfort dans les transports en commun, de discuter les uns avec les autres en toute liberté sans autocensure et dans le respect mutuel. Les citoyens découvriraient alors que les espaces de liberté sont plus importants qu’ils ne le croyaient mais surtout qu’ils ont donné réalité et force à leurs libertés en les exerçant. L’espace public se construit par ces échanges et la vie sociale, mais plus encore ces échanges construisent et renforcent le lien d’appartenance citoyenne.
Vous ne croyez pas que cela pourrait arriver ? Pourquoi ? Parce que cela procède de l’imagination ? Mais savez-vous que rien d’important ne peut se réaliser sans imagination ? Dans le domaine scientifique, qu’on pense si rigoureux, les plus grandes inventions, les plus grandes découvertes résultent de ce que quelqu’un a laissé son imagination le porter au-delà de ce qui est habituel. L’imagination est la faculté qui permet à l’être humain d’anticiper, d’inventer, d’être créatif.
Imaginons que ce soit la terre qui tourne autour du soleil ? Alors des choses inexplicables auparavant se mettent en relation, s’articulent etc.
Imaginons que la pourriture ne soit pas produite par la viande avariée elle-même mais produite par un organisme vivant extérieur à elle ? Alors on se met à chercher cet organisme, on le découvre et on commence à comprendre certaines maladies, à savoir comment les soigner etc.
Imaginons dans quel Togo, dans quelle CEDEAO, dans quelle Afrique nous voulons vivre et alors, on serait tous surpris par la transformation des choses en peu de temps car tous se mettraient en mouvement. Un Togo libre et prospère est possible ; une CEDEAO, qui a fêté les 20 ans de sa Cour de Justice, peut enfin réaliser son vrai projet d’intégration politique et économique ; une Afrique qui ne cesse de crier au panafricanisme est concrètement possible. Pour faire advenir ce qui n’existe pas encore, nous n’avons que, comme force, l’imagination.
Voici ce que Kä Mana écrivait à ce sujet :
Dans l’imaginaire mondial, le doute sur nos capacités à être des vrais êtres humains surgit dans certains esprits. On ne le clame pas sur tous les toits pour ne pas effaroucher les bonnes consciences humanistes, mais tous les rapports des organisations internationales sur les indices du développement indiquent bien qu’il y a aujourd’hui des pays développés et des pays sous-développés, des pays riches et des pays pauvres, et parmi ceux-ci, les plus pauvres des pauvres : les peuples d’Afrique. En français courant, tout cela veut simplement dire qu’il y a des peuples supérieurs et des peuples inférieurs. Nul besoin de dessin pour savoir de quel côté nous nous trouvons, nous Africains. Comment casse-t-on avec une telle image ? En refusant de s’enfermer dans un imaginaire traumatique, comme dirait Achille MBEMBE : l’imaginaire du défaitisme, du pessimisme, de l’immobilisme et de la conformation au statu quo d’une Afrique malheureuse. De même, il faut refuser de se murer dans des incantations moralisatrices pour amadouer les maîtres du système déjà immunisés contre tout discours moral, comme le dit si bien Ebénezer NJOH-MOUELLE. Le chemin, c’est avant tout le travail sur notre propre imaginaire qu’il faut dé-formater et reformater selon un nouveau principe, celui qui commence à prendre corps dans les esprits de tous les altermondialistes : un autre monde est possible, une autre Afrique est possible.Ce principe est un principe de foi, fondamentalement parlant. La foi qui peut déplacer les montagnes, qui peut transformer les esprits et changer radicalement l’Afrique et le monde. (L’Afrique notre projet, Repenser l’imaginaire africain, Presses de l’Université Evangélique du Cameroun, 2012)
Voilà ce qui nous est proposé aujourd’hui, travailler sur notre imaginaire. Comment ? En ne prenant pas le présent comme une fatalité immuable, en refusant ces phrases que beaucoup d’entre nous prononcent : « Il n’y a plus rien à faire, ça ne changera jamais, après tant d’années de lutte… Que pourrions-nous encore inventer ? Ils sont trop forts (i.e. les autorités gouvernementales, les riches, les Occidentaux, etc.). En fait ce qui nous est demandé c’est de laisser aller notre imagination aller dans les moindres détails de cette société de justice, d’égalité, de vérité que nous appelons de tous nos vœux en nous disant qu’elle est de l’ordre du possible et du réalisable. Alors nous détecterons dans notre présent, les petits signes, les petits germes de cette société que nous allons travailler à faire grandir et nous devenons ainsi des acteurs de la transformation du quotidien.
En particulier, pour ce qui nous concerne, les citoyens, ne voyons-nous pas qu’elle est en train de passer derrière nous cette société où les partis politiques décidaient de tout, les citoyens n’ayant plus qu’à les suivre ? Ne sentons-nous pas que sans les citoyens organisés il n’y aura aucune innovation dans le quotidien des Togolais, des Africains ? L’engagement citoyen est le chemin qui nous permet de passer du possible au réalisé.
Avez-vous remarqué comment nous sommes inventifs pour trouver les moyens de nous en sortir malgré notre extrême pauvreté ? La force de l’imagination est donc de notre côté. Croyons-y et accrochons nous à elle, le changement est en marche !
Lomé, le 26 novembre 2021