Vient de paraître, sous la plume inspirée de Sami Tchak, un ample roman, Le continent du Tout et du presque Rien, dont le titre séduit et intrigue tout à la fois. L’auteur, philosophe et sociologue né au Togo, a déjà écrit nombre d’essais et romans dont Le Paradis des chiots qui a remporté le prix Ahmadou-Kourouma en 2006. Il met ici en scène un apprenti ethnologue, Maurice Boyer qui, souhaitant mettre ses pas dans ceux de son maître, l’immense Georges Balandier, part pour son travail de terrain dans un village du Togo, Tèdi. Il va y vivre des moments bouleversants, tant sur le plan personnel que sur le plan intellectuel, et il en sera durablement transformé, non sans en garder nostalgie et regrets. Jusqu’à la fin de sa vie, il en parlera comme d’« une porte entrouverte sur un palais à l’intérieur duquel (il) n’était pas entré », car bien qu’ayant vécu et partagé des expériences d’une intensité sans égal, il sera resté « sur la rive de sa profonde vérité au lieu de plonger dans les eaux de sa rivière ».
Dans cet ouvrage qui est tout à la fois un vrai roman et un passionnant essai habilement mêlés, Tchak parcourt les différents points de vue sur le continent africain, leurs ambiguïtés, leurs contradictions, et la façon dont ils s’entrechoquent, dialoguent, s’affrontent souvent et parfois, s’enrichissent mutuellement. Tchak a mis en exergue une citation du philosophe Valentin-Yves Mudimbe tirée de son ouvrage majeur, L’Invention de l’Afrique, qui annonce bien la couleur : « Nous savons, par exemple, que la négritude était une invention française, mais nous ignorions à quel point elle était essentiellement française. On nous a dit que la littérature de la négritude apparaît unifiée mais sa structure et son esprit s’inscrivent plus dans la continuité de sources européennes que de thèmes africains aisément identifiables. » Dès les premières pages, Maurice Boyer parle de l’ethnologie comme de « barbelés spirituels que nous avions dressés autour des peuples dominés » comme de « la forme élégante de notre domination intellectuelle sur les autres ». C’est dire si ce roman soulève des questions brûlantes, récemment revenues sur le devant de la scène littéraire avec l’attribution du prix Goncourt au magnifique roman de Mohamed Mbougar Sarr, qui est par ailleurs très proche de Sami Tchak en qui il dit avoir trouvé son « père spirituel ». Toutes ces questions rejoignent d’une façon ou d’une autre un terrible et même constat, à savoir « la mort de la pensée complexe ».
Vous avez mis en exergue une citation de Valentin-Yves Mudimbe, mais en vous lisant, on pense beaucoup à Edward Saïd et son ouvrage incontournable, L’Orientalisme.
Les deux livres se font écho et m’ont accompagné tout au long de mon écriture ; avec l’ouvrage de Balandier Afrique ambiguë, ils forment le triptyque de ma table de travail. J’ai lu Saïd au moins une dizaine de fois. Il y a chez lui une telle profondeur, une façon de revisiter l’ethnologie et la littérature qui est d’une richesse exceptionnelle. L’ouvrage de Mudimbe est une découverte plus récente ; son livre vient d’être traduit en français alors que je chemine avec Saïd depuis longtemps.
Je vous ai lu très attentivement et pourtant, votre titre reste énigmatique. À quoi fait-il référence ?
Il s’agit tout d’abord d’un clin d’œil que j’adresse au philosophe Vladimir Jankelevitch – qui compte au nombre de mes références majeures – et à son fameux ouvrage Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Mais par ailleurs, le titre renvoie au continent africain. C’est quoi l’Afrique ? On y met tout et finalement, quand on cherche quelque chose de précis, il n’y a rien. Parce que l’Afrique est une double invention, une invention arabo-musulmane et occidentale. Tous les intellectuels africains qui ont parlé de l’Afrique ont été formés dans un moule occidental. Ils parlent de l’Afrique comme d’une évidence, mais c’est l’Afrique des Occidentaux. Et par ailleurs, ce continent a matériellement tout, sinon il ne se trouverait pas au cœur de tant d’enjeux, mais sur le plan de l’influence géopolitique, c’est le continent qui pèse le moins. Le titre renvoie donc à cette ambiguïté ; l’Afrique est une fiction dont on s’empare pour parler d’une réalité.
Vous utilisez beaucoup la notion de verticalité et non celle, plus habituelle, de domination. Vous écrivez par exemple que « l’ethnologie est la fille de la verticalité coloniale et elle a débouché au mieux sur un humanisme ambigu ».
J’ai développé cette notion dans un ouvrage précédent : Ainsi parlait mon père. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, on n’est plus dans une domination partielle ou sectorielle, mais dans une domination totale. La domination européenne a réussi à reconfigurer l’humanité entière à partir d’une idée simple : il y a d’abord les Européens, incarnés dans l’homme blanc, puis tous les autres. Il ne s’agit pas d’une simple domination, mais d’une hiérarchisation ontologique. La verticalité, c’est penser que quel que soit le peuple qu’on a en face de soi, si c’est un peuple non européen, il est inférieur. Au-delà du colonialisme, il y a l’homme blanc. C’est une essentialisation absolue. Je vous en donne un exemple très simple : l’autre jour, j’ai donné une pièce à un clochard. Il a levé la tête vers moi, m’a demandé d’où je venais, puis m’a parlé avec un mélange de pitié et de condescendance, en faisant référence à la misère des pays africains. Clochard ou pas, et malgré son état de déchéance, face à un homme noir, c’est lui qui me prend en pitié. La verticalité européenne a agi comme une bactérie qui est lâchée et continue à contaminer, même si les Européens ne sont plus là pour exercer leur domination. Les élites locales poursuivent cette domination avec la même logique que les Européens, elles sont blanches dans leurs façons de faire.
Et pour ce qui est de l’humanisme ambigu ?
C’est de l’humanisme des ethnologues qu’il s’agit. Ils ont eu un rôle majeur dans la connaissance fine des peuples africains, mais ils sont issus des logiques coloniales et leurs financements venaient des revenus des colonies. Cependant quand ils vont sur le terrain, ils ne sont pas dans un rapport abstrait aux peuples qui font l’objet de leurs études et ils sont capables de développer un regard critique. Balandier ou Leiris ont ainsi été au cœur des premiers mouvements d’émancipation africains. Avec Sartre et Foucault, ils étaient très proches de Senghor et Alioune Diop et ils ont créé tous ensemble la maison d’édition et la revue Présence africaine. Ils ont donc été à l’origine de cet humanisme qui reste ambigu parce qu’inscrit dans la verticalité. Peut-on parler d’amour quand il y a verticalité ? Quelle que soit la bonne volonté cela fausse les choses. Ils restent des ethnologues qui sont allés regarder, interpréter et rendre compte de l’Autre, en s’adressant en priorité aux élites françaises. Cela dit l’ambiguïté, si irréductible soit-elle, ne tue pas la sincérité de l’engagement.
Parlons de la construction de votre roman qui, non seulement mélange le roman et l’essai, mais combine des temporalités et des rythmes d’écriture très différents : phrases longues ou très courtes mais aussi récit d’une conférence qui court sur plusieurs chapitres et à l’inverse, des années résumées en quelques phrases.
La construction ne suit pas la structure classique du roman, mais celle du carnet de bord de l’ethnologue. Je pense à Lévi-Strauss et ses Tristes tropiques, à L’Afrique ambiguë de Balandier, au Journal de Malinowski. Il s’agit avant tout de rendre compte d’un état d’esprit, d’un cheminement intérieur. Des réflexions du temps présent peuvent être étayées par des éléments du passé et ces éléments peuvent éclairer une observation sur le vif. On est à la fois dans l’essai et le roman, dans le présent et le passé. On a envié leur langue si littéraire à ces auteurs, comme à Leiris ou Griaule. N’oublions pas que Lévi-Strauss a raté le Goncourt à quelques voix près ! J’ai tenté de suivre cette même logique avec une temporalité déconstruite. Et il est vrai que l’état d’esprit d’un lieu induit une langue, d’où l’alternance entre rythmes d’écriture saccadés et passage avec de longues phrases argumentatives. Dernière remarque à ce sujet : Maurice Boyer est inséré dans la culture de Tèdi et il est normal que son français s’enrichisse des structures de la langue locale. Tout cela conduit à des ruptures de ton dans l’écriture du roman.
Dans un passage assez comique, vous mettez en scène la façon dont les Tèdiens manipulent sciemment Maurice Boyer, inventant des situations destinées à relancer son intérêt.
Oui, Balandier a décrit lui-même la façon dont l’ethnologue est manipulé par les peuples qu’il est venu observer. On a plusieurs exemples documentés de cela, avec par exemple Marcel Griaule qui a décrit la cosmogonie des Dogons dans Dieu d’eau et dont le travail a été déconstruit pour mettre en évidence les incohérences volontaires de son informateur. Ou encore avec Margaret Mead dont les travaux continuent d’être discutés. On lui a servi ce qu’elle avait envie d’entendre. Elle cherchait les origines du féminisme et on lui a raconté des sornettes sur les positions dominantes des femmes. L’ethnologue est dans une position de surplomb par rapport aux peuples qu’il observe mais il devient à son tour objet d’observation.
Vous avez inscrit la seconde partie du roman sous le signe de « la fermentation ». Vous parlez d’Afrique fermentée. Pouvons-nous revenir là-dessus ?
Tout cela est en rapport avec la colonisation et les formes que revêt la verticalité que nous évoquions plus haut. Cette idée de fermentation fait référence à un double processus. Le premier est le changement d’état qu’induit la colonisation via les « bactéries » qui sont à l’œuvre au sein des peuples colonisés. Ces changements ne sont pas nécessairement négatifs et il importe de déconstruire les impacts de la colonisation sur nos pensées et nos modes de vie. Néanmoins ce faisant, on se retrouve face à l’obligation de réfuter les théories occidentales à l’intérieur même des systèmes de pensée occidentaux. On est donc « fermenté », on est pris dans une somme de contradictions insolubles, dans une complexité infinie. Par ailleurs, nous ne pouvons pas inventer un autre monde, nous devons prendre notre place à l’intérieur de ce monde là. Mais il faut garantir à nos sociétés un minimum d’équipements et de moyens qui fera que les citoyens de nos pays n’auront pas à quémander leur esclavage chez les autres afin de prendre leur place dans le monde. Malheureusement, l’Afrique est devenue la poubelle de tous les déchets culturels des systèmes occidentaux. Il suffit pour s’en convaincre d’observer par exemple la consommation de pornographie dans les cybercafés africains. Les consommateurs paient pour ça et le vivent comme une forme de libération ! Ce processus de l’empoubellement est universel et ne concerne pas seulement l’Afrique.
Votre roman, dans sa seconde partie surtout, est construit sur une juxtaposition infinie de points de vue argumentés qui s’opposent. On finit par ne plus savoir quelle est l’opinion de l’auteur lui-même dans ce kaléidoscope.
Oui, c’est en effet mon objectif qu’on ne sache pas quel est le point de vue de l’auteur, dans la mesure où il peut passer par l’essai pour l’exprimer si tel est son souhait. Les positions tranchées ont de très grosses faiblesses ; les sophistes par exemple sont capables de convaincre par un argument et par son contraire. Donc il faut éviter de donner aux discours un statut définitif et absolu. Même la théorie actuelle du « grand remplacement », penser qu’elle n’a aucune pertinence est une erreur. La vérité n’existe pas de façon absolue, elle est toujours dans une sorte de flottement provisoire. Mon roman est un plaidoyer contre le dogmatisme et pour la complexité. La mort de la pensée complexe, voilà le plus grand danger qui nous guette.
Le continent du Tout et du presque Rien de Sami Tchak, éditions JC Lattès, 2021, 315 p.
Georgia Makhlouf
Source: www.lorientlejour.com