Par Maryse Quashie et Roger E. Folikoue
Nous ne saurions commencer cette tribune sans faire mention de Joël EGAH, décédé le 6 mars 2022. En lui, le Togo a perdu un journaliste d’investigation de valeur, en ces temps où cet engagement comporte bien des dangers. Nous assurons sa famille professionnelle et sa famille biologique de toute notre compassion, tout en nous reconnaissant membres de sa famille de cœur.
Avec ses cinquante-quatre membres, le continent africain représente le quart des pays membres de l’ONU. Pourtant on a l’impression de ne pas souvent entendre ces cinquante-quatre voix. Il est vrai que cela est d’abord dû à une certaine organisation de l’institution elle-même. Ainsi sur les 15 sièges du Conseil de Sécurité aucun siège permanent n’est attribué à l’Afrique qui a seulement droit à trois sièges non-permanents pour des périodes de deux ans au sein de ce Conseil. En réponse à l’Union Africaine, qui réclame une meilleure représentation du continent au sein des instances de l’ONU, soit deux sièges permanents au Conseil de Sécurité au nom d’un rééquilibrage démographique (L’Afrique fait environ 1,3 milliards d’habitants de la planète), les opposants font valoir l’instabilité politique persistante et la faible contribution financière de l’Afrique au budget des Nations-Unies (0,01% en 2021, contre 25% pour les États-Unis).
Cependant, à l’occasion de la guerre en Ukraine, la question du poids réel de l’Afrique à l’ONU se repose avec acuité. Pourquoi, lors du vote à propos de la Résolution exigeant que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine (2 mars 2022), 17 pays africains se sont abstenus et 8 autres étaient absents de la salle dont le Togo ? Un message africain au monde Occidental ? Plusieurs hypothèses se présentent :
La plus négative consisterait à évoquer une sorte de manque de courage commandant un certain manque de transparence dans les prises de position, parfois au mépris des principes moraux. Cette façon de ne pas donner son opinion permet par contre de rester l’ami de tous.
Une hypothèse un peu moins négative consisterait à mettre tout cela sous le signe du nonalignement. Mais ce choix idéologique valable au temps de la guerre froide est-il encore d’actualité alors que les Gouvernements Africains sont pratiquement les otages des pays comme la France ou d’institutions comme l’UE, ainsi qu’on a pu le constater seulement quelques jours avant le déclenchement de la guerre en Ukraine ?
Une hypothèse simplement logique, dans le cadre d’un certain réalisme politique, évoquerait des intérêts bilatéraux en jeu, et dans ce cas on peut comprendre l’abstention de pays comme le Mali ou la République Centrafricaine, qui ne peuvent pas, à l’heure actuelle, se permettre de se brouiller avec la Russie.
On peut enfin tenter une hypothèse positive. L’abstention et l’absence cacheraient-elles une ruse des Africains face aux Occidentaux qui comptaient sur des pays africains suffisamment manipulables pour s’aligner de manière aveugle ? Après les récents sommets de Montpellier (octobre 2021) ou de Bruxelles (17-18 février 2022), où tout semblait être gagné par les Occidentaux, ceux-ci pouvaient en effet se réjouir de maîtriser les Africains.Que dire par exemple du qualificatif de TV5 à propos du vote du Sénégal ?
# » « Outre l’Amérique du Nord et l’Europe, la résolution a bénéficié du vote favorable de nombreux États africains, mais pas celui de l’Afrique du Sud qui s’est abstenue, comme l’Algérie, la Centrafrique et le Mali, deux pays développant actuellement leurs liens avec la Russie. Le Burkina Faso, où s’est produit récemment un coup d’Etat, n’a pas voté, le Sénégal choisissant une abstention surprenante. » »
Et on le sait les pays occidentaux ont fait pression pour avoir le plus de voix possible, parfois sans réussite comme dans le cas de l’Inde et du Pakistan qui se sont abstenus. Alors, le niveau des abstentions le 2 mars 2022 dévoilerait-il une stratégie, une forme de clairvoyance des Africains, enfin conscients de leur force ?
La lucidité de l’analyse politique mettant en perspective les choix antérieurs des Gouvernements Africains, nous pousse à douter en partie de cette hypothèse. En effet, si l’Afrique prenait conscience de sa force, elle aurait pu produire une autre résolution où elle aurait pu exprimer, d’une seule et même voix, son vrai point de vue, expliquant peut-être son abstention par le fait que la résolution du 2 mars ne prenait pas en compte le fait que la violence anti-démocratique en Afrique ne produit pas la même levée de boucliers, et que les vrais motifs des Occidentaux sont de nature économique ou hégémonique, ce qui n’est pas toujours à l’avantage des Africains, etc.
Les Africains auraient pu apporter leur appui au peuple Ukrainien sans soutenir la position occidentale, nous semble-t-il. Mais voilà l’annonce a été faite que la résolution a été votée à une écrasante majorité de 141 pays membres, les abstentionnistes africains faisant partie du groupe minoritaire des 35 pays. On peut donc penser que cette abstention n’a pas eu beaucoup d’effet. Et si ces pays africains prenaient conscience de leur poids, ne deviendront-ils pas la minorité de blocage ? Il ne suffit pas de la souhaiter, ni de la proclamer de façon incantatoire mais de la penser en termes de projet et d’y travailler pour faire désormais entendre sa voix.
Il est temps que les choses cessent de se passer comme si l’Afrique n’a jamais son mot à dire. Voilà pourquoi le XXIè siècle doit être, pour notre continent, celui de la Renaissance.Pour cette renaissance qui sera l’inauguration d’une ère nouvelle, le continent africain a besoin d’une Période de TRANSITION. Transition pour repenser le vivre-ensemble harmonieux. Il est donc temps de ne pas considérer la transition comme une période qui proviendrait des luttes entre les partis politiques, du coup il ne faudrait plus la réduire en une simple affaire de rapport de forces entre une majorité présidentielle au pouvoir et une opposition en quête du pouvoir.Penser la transition devient une nécessité vitale car cela permet aux différents acteurs de se retrouver comme forces d’une seule nation, comme éléments d’un seul corps pour refonder le vivre-ensemble avec des institutions crédibles et justes et des règles indispensables pour le fonctionnement du corps social car nous ne pouvons plus vivre dans la logique où certains peuvent vaincre sans avoir raison ; il est temps de vaincre tous ensemble, les uns avec les autres.
C’est dans ce sens qu’un évènement (colloque ou conférence) pour penser la transition en Afrique à partir de toutes les données actuelles (démocratie réduite à des élections truquées, restrictions des libertés individuelles, alternance difficile ou impossible, mauvaise répartition des richesses, différentes frustrations politiques, économiques et sociales, terrorisme etc. ) est une urgence incontournable. Mais cela risque de devenir encore un rendez-vous manqué si on prend des postures qui relèguent les vrais diagnostics au dernier rang. En effet, autant la déconstruction des préjugés à propos du mot transition est nécessaire autant les mots et les verbes pour ce rendez-vous relèvent d’une grande prudence pour en espérer des fruits.Ainsi, repenser la gouvernance dans les différents États en Afrique serait une recommandation plus évocatrice que celle de renforcer la gouvernance, car elle fait partie des éléments de la crise.Alors la conférence prévue, pour le mois d’avril 2022 sur « les transitions politiques et la lutte contre le terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest », constituera-t-elle une véritable chance ou bien sera-t-elle simplement une forme de continuité de la crise ?La considérer comme un temps de rupture ne serait-ce pas plus bénéfique pour notre pays et notre continent ? Il est encore possible de la prendre comme une opportunité pour saisir, par la pensée, notre temps, afin de donner à l’Afrique un présent et surtout un avenir en puisant dans notre culture de « la palabre, une juridiction de la parole » (Jean Godefroy BIDIMA) et du respect de la parole donnée, un signe d’honneur (Cf. article 23 de la Charte de Kurukan Fuga de 1236). Et l’Afrique muette à l’ONU se fera mieux entendre. L’espérance n’est–elle pas permise ? Le chemin de l’audace serait-il emprunté par le Togo, l’Or de l’humanité ?
Maryse Quashie et Roger Ekoué Folikoué
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Lomé, le 11 mars 2022