« L’école togolaise est malade de tous ses acteurs, des parents d’élèves qui ont démissionné devant l’impératif de l’éducation, car à la vérité, l’éducation c’est la famille qui la donne, l’enseignement c’est l’Etat qui le donne, et pourtant ce classique n’est plus aujourd’hui entretenu dans notre pays, laissant la porte à la formation d’enfants délinquants (…). L’école est malade de ses élèves tourbillonnés par l’environnement et qui oublient que l’avenir appartient à ceux et à celles qui se battent au jour le jour (…). L’école est malade de certains enseignants, qui pensent volontairement qu’ils peuvent éternellement défier l’Etat ».
Ce diagnostic lamentable n’est pas de moi, mais bien du ministre des enseignements primaire, secondaire, technique et de l’artisanat, le professeur Dodzi Kokoroko qui perçoit par conséquent, les revendications actuelles des enseignants sous le prisme de la « défiance » et des « caprices ». Si dans sa parole libérée la semaine dernière au lycée de Nassablé, il a semblé reconnaître, à demi-mot, que l’Etat a aussi sa part de responsabilité dans cette maladie qu’il décrit de l’école, il a vite fait de l’inscrire dans les «erreurs du passé » devant lesquelles « l’Etat ne recule pas ». Autrement dit, sous lui, c’est-à-dire depuis qu’il a pris la tutelle de ce ministère, l’Etat ne fait plus d’erreurs puisqu’il fait partie de « la meilleure illustration de ceux qui se sont battus pour être là où ils sont », lui « le pur produit de l’école publique togolaise » qui l’a rendu si « fier d’être aujourd’hui, un modèle et un acteur clé dans l’évolution de son pays».
Dans ma culture, il m’a souvent été enseigné que jamais le danseur n’a les moyens de s’apprécier lui-même, seuls ceux qui l’observent peuvent juger de sa prestance, de son élégance et de sa capacité à s’harmoniser à la rythmique de la musique qui lui est joué. L’on peut donc aisément se rendre à l’évidence que la communication que donne le ministre de ce secteur qui, pourtant incarne le principe de la pédagogie, présente des carences manifestes, du moins par rapport à cette pédagogie si indispensable pour résoudre tous les problèmes se présentant à une société organisée, et davantage encore, au secteur de l’éducation dans notre pays.
En effet, lorsque j’apprenais mes cours de rhétorique, il m’a aussi été enseigné qu’un discours, pour qu’il soit porteur et à même d’impacter ses destinataires en vue de les déterminer à l’action, doit obéir à plusieurs principes dont d’abord le contenu du message lui-même, son porteur, le lieu où il est dit et les circonstances de son prononcé.
Si l’on doit rapporter tous ces éléments à la sortie du ministre chargé de coordonner la vie et le fonctionnement d’un secteur aussi stratégique et déterminant dans la formation de l’élite intellectuelle du pays, l’on s’apercevra volontiers qu’il existe des problèmes majeurs liés notamment, à tous ces principes.
Partons d’abord du contenu. Après plus d’un an d’exercice de cette fonction régalienne de l’Etat, l’heure n’est plus pour le ministre de faire le diagnostic des problèmes qui minent le secteur, mais de donner les pistes de solutions déjà initiées et à venir. Ces pistes ne doivent en aucun cas être initiées de haut, mais avec l’implication sans faille de tous les acteurs du secteur, ce qui suppose qu’en amont, le ministre aura déjà eu un travail rigoureux aussi bien avec les représentants des parents d’élèves que ceux des enseignants et même des élèves au besoin, tout ceci sur la base du diagnostic qui aura été posé de commun accord avec tous ces partenaires. Du coup, l’intervention du ministre, à cette échelle, n’aurait été qu’un simple rappel. Estimer que les parents d’élèves ont démissionné sans questionner les causes d’une telle démission, si elle est avérée, laisse naturellement un goût d’inachevé qui annihile d’emblée l’affirmation elle-même.
Ensuite vient l’image du porteur du message qu’est le ministre. Il est évident qu’étant trop « fier » de lui et de son parcours au point de se considérer comme « un modèle et un acteur clé dans l’évolution de son pays », il n’a plus l’humilité requise pour déceler ses propres manquements. En clair, lorsque le ministre lui-même se présente en ces termes tout à fait élogieux et dithyrambiques, il donne le sentiment qu’il est l’être parfait, le seul qui s’est affranchi des manquements et erreurs de l’Etat et qui vient donc en messie ou du moins, en homme providentiel avec en main, les remèdes, à la limite miracles à cette « école malade ».
Ce faisant, il donne à ses interlocuteurs, le ressenti d’avoir en face un « extra-terrestre » qui est par essence irréprochable, intouchable, inattaquable. Or l’idéal pour le leader qu’il est censé être, serait de donner le sentiment qu’il est un homme ordinaire, avec ses forces et ses faiblesses mais, du fait de la position opportune qu’il occupe, travaille et veut faire travailler tout le monde, en vue d’améliorer l’état de santé de ce secteur qu’il a la charge de conduire au bon port, ensemble avec ces derniers.
L’endroit où son message est délivré s’y prête ; il s’agit bien d’un cadre académique, sauf que sachant bien qu’avec les réseaux sociaux et les médias présents, le pays dans son ensemble serait au courant de son propos, il devrait le meubler de plus de mesure, mais surtout aussi d’égard et d’élégance vis-à-vis des différents acteurs, qui en sont les destinataires. Parler « d’extra-terrestres » pour qualifier des enseignants pourtant formés par l’Etat à la tâche, qui ne seraient pas conscients des efforts que consent le gouvernement à leur endroit, est sans doute un écart de langage, tout comme le fait de percevoir les revendications de ces derniers sous l’angle de « la défiance » ou des « caprices », alors qu’il s’agit bien des pères de familles qui ont reçu l’onction de la pédagogie qu’ils ont la responsabilité d’infuser aux néophytes que constituent les apprenants, pépinière des décideurs de demain. Un tel langage a ceci de pernicieux qu’il braque systématiquement les destinataires et donc va naturellement produire l’effet contraire à celui qui est logiquement attendu, notamment l’apaisement du monde éducatif à travers l’élévation par le verbe de la conscience de tous les acteurs.
Enfin les circonstances sont telles qu’il y’a déjà eu un mot d’ordre de grève dont le ministre n’a pas encore eu le temps de mesurer l’ampleur et le niveau de suivi. Dans un tel contexte d’ébullition du monde éducatif, le rôle du ministre n’est pas autre que celui d’un père qui, au lieu de renoncer à l’impératif d’éducation de ses enfants au risque de les exposer à la délinquance, doit se porter en vrai pédagogue dont le message éveille les consciences et assigne ses destinataires au devoir de responsabilité, tout en les tirant vers le haut, quel que soit le précipice dans lequel ils se sont déjà plongés.
Car ce qui compte au bout du compte, reste le résultat auquel le ministre sera parvenu au lendemain du prononcé de son discours. A-t-il réussi à empêcher la perturbation des cours dans les écoles, collèges et lycées du pays ? Non ! Est-il parvenu à changer d’avis par la pertinence de sa communication à ses partenaires que constituent les enseignants ? Non plus ! Peut-il objectivement se dire que son discours a permis de rallier par émerveillement plus d’acteurs du monde éducatif à la cause qu’il est censé défendre ? Non, puisque si c’était le cas, la grève n’aurait pas réussi autant à désarticuler l’école à travers le pays !
Ainsi donc se découvrent les limites évidentes des menaces et des mesures punitives que tout pédagogue a les moyens habiles et subtiles d’éviter au maximum, tant il a d’autres outils intellectuellement plus élégants qui permettent de remettre les pendules à l’heure et de restaurer la paix et l’équilibre tant recherchés dans nos écoles. Sans quoi, le ministre pourrait éventuellement vaincre par la force de sa signature, mais il n’aura guère convaincu ni persuadé, et rien, dans ces circonstances, ne pourra alors rendre compte du « modèle » qu’il est supposé incarner et rien finalement ne pourra alors justifier sa fierté actuelle « d’être un acteur clé » dans l’évolution de son si cher pays.
Tout ceci est sans doute regrettable, car le gouvernement ne manque en vérité pas d’imbattables arguments pour désamorcer la crise dans le monde éducatif. Il en a tant et si bien qu’il suffit que les acteurs de l’appareil directionnel de l’Etat renoncent, ne serait-ce que minimalement, à leur fierté pour construire la fierté du pays lui-même, à partir des faits évidents et parfaitement défendables à tous points de vue.
Ce n’est que si les dirigeants parviennent à polir et à assainir leur langage, qu’en retour, les citoyens eux-mêmes se sentiront considérés et par ricochet, se comporteront progressivement avec un élan de responsabilité et de respect de l’Etat lui-même. La « défiance » de l’autorité d’un Etat est certainement un acte incivique, mais qui n’incombe pas qu’à ceux qui défient, mais aussi à ceux qui ont ouvert la porte, par leur attitude ou leur langage à cette défiance, si réellement celle-ci a lieu d’être perçue comme telle. Il importe donc que chaque acteur du monde éducatif renonce à sa fierté qui, à la vérité, n’est que la manifestation farouche de l’égo, pour s’en tenir à l’essentiel qui est le meilleur devenir possible de l’éducation, creuset de forge des citoyens intègres, compétents ayant du répondant aussi bien sur le plan des valeurs civiques qu’humaines tout court.
Luc ABAKI