Les récentes élections législatives du 31 juillet 2022 au Sénégal viennent de livrer leur verdict: le parti présidentiel perd la majorité absolue. En effet, sur les 165 élus, le parti au pouvoir et ses alliés (coalition « unis par l’espoir ») n’obtiennent que 82 sièges ; la coalition de l’opposition (« libérer le peuple » d’Ousmane Sonko et « sauver le Sénégal » d’Abdoulaye Wade) quant à elle obtient 80 sièges ; les indépendants/non-alignés sont au nombre de 3.
En Décembre 2020, les Ghanéens eux aussi appelés aux urnes dans le cadre des élections générales (présidentielles et législatives) mirent fin au règne de majorité absolue du président Nana Akuffo-Addo. Sur les 275 sièges en lice, son parti le NPP et le parti d’opposition le NDC obtinrent chacun 137 élus ; le dernier siège est un indépendant.
L’issue de ces deux élections a fait ou fait rêver les Togolais. On entend des voix nous ressasser que si l’opposition togolaise avait participé aux dernières élections législatives de décembre 2018, elle aurait accompli le même exploit. Ces affirmations sont d’une fausseté révoltante qu’on ne voit qu’au Togo, pays où des politiciens à la mémoire plutôt courte oublient tout le temps qu’ils vivent sous un régime militaire depuis 1963, et que le Togo a connu des élections législatives multipartites depuis 1994.
Deux facteurs structurels, fondamentaux distinguent le Togo de ces deux pays : la nature du régime (civil ailleurs, militaire au Togo), et l’iniquité du découpage électoral. Ces facteurs sont deux buts marqués à l’avance par le camp au pouvoir, avant le début de la partie contre l’opposition.
Au Sénégal et au Ghana, les résultats sont le choix des citoyens, civils et militaires. Point. Au Togo, les résultats sont le choix de ceux qui ont assez de pouvoir pour travestir les résultats des électeurs, tant au niveau local que national.
Au Sénégal et au Ghana, un homme en treillis n’intervient pas dans le processus électoral. Mais au Togo où règne encore le parti créé par les militaires pour exercer le pouvoir politique, et où une élection est une guerre à ne surtout pas perdre, un militaire même retraité, pour peu qu’il soit un « grand serviteur » du régime, peut se pointer dans un ou plusieurs bureaux de vote avec quelques sous-fifres pour imposer soit l’arrêt pur et simple des décomptes si cela est en défaveur de leur candidat, soit l’inversement des résultats en faveur du candidat qu’ils préfèrent. Les électeurs feront comme s’ils n’ont rien vu ou entendu, la commission électorale locale ou nationale n’en fera pas cas dans ses rapports, et la manœuvre passera comme une lettre à la poste. Même si l’opposition dénonçait le ou les incidents de ce genre, la très vénérable Cour « Constitu-passionnelle » n’en fera même pas une note de bas-de-page dans ses rapports.
Au Sénégal et au Ghana, une élection est une compétition pour gagner les cœurs des électeurs. Mais au Togo, toute élection est une guerre livrée contre les électeurs, une guerre dans laquelle tout est permis au camp qui l’a déclarée. Et la nuance est importante.
Comme je l’ai récemment souligné dans un autre article, « Cela fait 59 ans que l’armée domine la vie politique, 59 ans que les réflexes et la culture des casernes, des champs de bataille, des champs de tirs, bref tout ce qui a trait à la culture militaire a infiltré, pénétré, noyauté la culture politique des civils, particulièrement des militants du parti que l’armée avait créé en 1969. Pour l’armée qui est aux commandes et les animateurs du parti qu’elle a créé pour gérer le pouvoir, une élection est une guerre dans tous les sens du terme, donc perdre une élection équivaut à perdre une guerre surtout face aux seuls adversaires qu’elle ait jamais affrontés : les civils togolais. Perdre une guerre face au camp des civils non-armés est une chose que l’armée togolaise ne veut pas voir dans son palmarès. Et au Togo c’est parce que l’armée est sûre de gagner des guerres (élections) qu’elle les déclenche ».
Autre facteur : au Togo, le découpage est fait de manière à ce que même si le pouvoir et l’opposition obtenaient chacun 50% des suffrages dans une élection législative, cela se traduirait par 60 – 80% des sièges pour le pouvoir, et 20 – 40% de sièges pour la pauvre opposition à qui on reprochera d’être allée à cette élection pour légitimer le régime militaire, alors que le problème est ailleurs. De son côté, le régime se frotterait les mains, en ferait un instrument de propagande (venez il y a la démocratie chez nous !) pour les beaux yeux d’investisseurs imaginaires, mais surtout pour la prochaine guerre que le régime livrerait contre un peuple avec lequel il ne tient pas à composer.
Certains me feront remarquer qu’aux législatives de 1994 les résultats furent aussi serrés entre le pouvoir et l’opposition, ce à quoi je répondrais que depuis lors, le régime militaire a affûté ses baïonnettes pour éviter la répétition d’un tel exploit.
Pour rappel, je ne suis pas contre la participation de l’opposition togolaise aux législatives sous l’actuel régime militaire. Mais reconnaissons que dans les circonstances actuelles, des résultats serrés aux législatives sont pour nous un rêve interdit.
Pour notre santé psychologique, Togolais viens, rêvons des législatives telles qu’elles se déroulent sous d’autres régimes militaires. Le Sénégal, lui n’a jamais connu la malédiction de tels régimes, et le Ghana s’en est affranchi depuis 1992.
A. Ben Yaya
14 Août 2022.