Le groupe sénégalais E-Media a saisi la justice arbitrale suisse face à l’opérateur togolais New World TV, qui a remporté auprès de la Fifa les droits de diffusion en Afrique francophone du Mondial au Qatar, à la surprise de nombre de professionnels du secteur.
En Suisse, au cours des prochaines semaines, se disputera un match qui sera suivi de près au Sénégal. À quelques encablures de la Coupe du monde de football, censée se tenir au Qatar du 20 novembre au 18 décembre, le groupe sénégalais E-Media Invest s’opposera à l’opérateur togolais New World TV, lequel diffuse depuis Lomé un bouquet de chaînes via satellite et internet. Le tribunal arbitral de Zurich devra ainsi se positionner sur un litige commercial dont les implications financières et médiatiques, voire politiques, risquent fort d’avoir encore des échos d’ici à l’ouverture de la compétition.
28 MATCHS POUR PLUS D’UN 600 MILLIONS FCFA
Le 24 avril, E-Media (qui exploite la chaîne iTV et la station iRadio) signait avec un modeste opérateur togolais, New World TV, désigné par la Fédération internationale de football association (Fifa) pour négocier les droits audiovisuels en Afrique francophone de la Coupe du monde2022, un contrat lui garantissant la diffusion en clair («Free to Air») de 28 matches (sur 64 au total). Au terme d’un appel d’offres qui l’opposait à la RTS (chaîne publique) et à deux chaînes privées, SenTV et 7TV, le groupe E-Media Invest s’était donc taillé la part du lion. Cette victoire, pour autant, n’avait rien d’un cadeau. Car pour entériner le deal, la chaîne sénégalaise se devait de verser à l’opérateur togolais pas moins de 730 millions de francs CFA (soit 1,12 million d’euros). Aussitôt l’accord signé, l’équipe d’E-Media s’est donc mise à la recherche de sponsors et a commencé à négocier avec les banques.
ANOMALIES EN SÉRIE
Le 24 août, la nouvelle donne est officialisée dans un communiqué commun rédigé depuis Lomé et co-signé par la RTS et New World TV(dans une première version de ce texte figure également le logo de la Fifa, qui sera retiré quelques heures plus tard). Mais d’après les dirigeants d’E-Media, aucune résiliation de la concession obtenue via l’appel d’offres ne leur avait été transmise au préalable. Toutefois, selon Louis Biyao, l’avocat de New World TV, basé à Paris, «les responsables d’E-Media nous avaient adressé des documents censé démontrer qu’ils avaient fait le nécessaire pour verser dans les délais requis la somme correspondant à l’achat des droits. Mais en l’absence d’un paiement effectif, notre mandataire, la société Media Business Solutions (MBS), leur a envoyé une mise en demeure, à la fin de juillet, puis une lettre de résiliation le 1er août». Autre anomalie soulevée par la chaîne privée et ses avocats (qui ont donné une conférence de presse le 25 août à Dakar), les droits exclusifs ont été confiés sans nouvel appel d’offres à la RTS, initialement écartée. «Nous n’avions plus le temps pour cela, admet Me Biyao, interrogé par JA. Dans le cadre de cette deuxième phase, nous avons donc contacté directement plusieurs chaînes et estimé, in fine, que la RTS était la mieux-disante.»
SOUPÇONS D’ATTEINTE À LA LIBRE CONCURRENCE
Via des indiscrétions venues d’interlocuteurs bien placés dans les services de l’État, E-Media apprend alors le montant versé par la RTS à New World TV : 967,5 millions de F CFA, soit un surcoût de plus de 32 % par rapport aux 730 millions de F CFA du contrat initial. Un montant que Me Biyao se refuse à confirmer à JA, tout en précisant que «nous sommes dans un domaine qui relève du droit privé, où règne la liberté des prix».
Autre motif d’indignation pour Mamoudou Ibra Kane, directeur général d’EMedia, Alassane Samba Diop, DG d’iRadio et d’iTV Dakar, et leurs collaborateurs : les droits à régler par la RTS auraient en fait été directement versés par l’État sénégalais, qui aurait ainsi puisé dans ses propres caisses pour le compte de la chaîne publique. Une information que les responsables d’E-Media assurent tenir de sources bien placées sans toutefois que celle-ci n’ait été confirmée ni démentie officiellement. Il s’agirait donc d’une atteinte manifeste à la libre concurrence et aux intérêts du secteur privé, dénoncent-ils alors en substance.
Me Louis Biyao donne quant à lui de l’affaire une version sensiblement différente. «Pour New World TV, le choix initial du partenaire dépendait de son taux de pénétration du marché considéré. EMedia nous avait semblé présenter les garanties requises par le cahier des charges dicté par la Fifa», explique-t-il. Mais, toujours selon l’avocat, les choses se seraient gâtées quand il s’est agi de passer à la caisse. «Lorsque le contrat a été signé, le 23 juin, ils auraient normalement dû verser la somme immédiatement ou, à défaut, présenter des garanties bancaires. C’est avant la signature qu’ils auraient dû prendre leurs dispositions pour s’acquitter des droits, car s’ils nous avaient informés de cette situation préalablement, ils n’auraient sans doute pas obtenu les droits.»
CLAUSE DE CONFIDENTIALITÉ
«Aucun groupe privé n’est en mesure de mobiliser une telle somme séance tenante, tempère Me Moussa Sarr, l’un des avocats d’E-Media dans ce dossier. Il nous a fallu nous tourner vers des banques et des annonceurs, ce qui prend un peu de temps.» En vertu d’une clause de confidentialité inscrite dans le contrat, ni New World TV ni le groupe E-Media n’ont permis à Jeune Afrique de consulter les dispositions contenues dans le document, qu’il s’agisse de l’échéancier de paiement ou des modalités fixées pour la résiliation de l’accord. Devant le tribunal arbitral de Zurich, outre le litige commercial entre les deux entités, une question fondamentale permettra sans doute d’éclairer d’un jour nouveau la question qu’une poignée de médias internationaux (dont JA) ou spécialisés (comme le site Josimar) se sont posée au cours des tout derniers mois : comment le petit poucet des chaînes africaines francophones, New World TV, qui affiche une centaine de milliers d’abonnés et une diffusion jusque-là limitée au territoire togolais, a-t-il pu toucher le jackpot de la Coupe du monde et d’autres compétitions sportives de premier plan au nez et à la barbe des poids lourds du secteur ?
NEW WORLD TV ET LA BIENVEILLANCE DE LA FIFA
Le Sénégalais Papa Massata Diack, fondateur et principal actionnaire de la société Pamodzi Consulting, est un vieux routier du marketing sportif concernant les grandes compétitions internationales. Cela lui a d’ailleurs valu des démêlés judiciaires en France, qui ne sont pas encore soldés, du fait de soupçons pesant sur lui du temps où son père, Lamine Diack, décédé en décembre 2021, était à la tête de l’IAAF (l’Association internationale des fédérations d’athlétisme). «NWTV a seulement sept années d’existence et n’avait jamais géré jusque-là de droits de diffusion concernant de grandes manifestations sportives, indique-t-il à JA. Or, la Fifa leur a confié un statut d’agent sur les droits audiovisuels des matchs de la Coupe du monde dans toute l’Afrique francophone, au détriment d’opérateurs d’une tout autre envergure comme Canal+, beIN Sport ou StarTimes. Cela a étonné beaucoup d’observateurs.» Sans compter que le package obtenu par l’opérateur togolais est bien plus fourni que la Coupe du monde au Qatar. La Fifa, qui s’est penchée avec bienveillance sur son berceau, lui a en effet confié les droits de diffusion en Afrique de la Coupe du monde féminine de football (2023) et des deux futures éditions de l’Euro (2024 et 2028).
«ON NOUS A FAIT SAVOIR QUE NOTRE OFFRE FINANCIÈRE CONCERNANT LE CRYPTÉ PAYANT ÉTAIT TRÈS EN DEÇÀ DE CELLE FORMULÉE PAR UN CONCURRENT»
Face à des poids lourds du secteur, New World TV a donc réussi un doublé inédit pour un média dont l’audience est limitée à un bouquet payant restreint aux frontières du Togo : l’acquisition des droits de diffusion en crypté payant des 64 matches de la Coupe du monde 2022 ; de la distribution des droits en clair, sur le continent africain, d’une sélection de 28 matches (c’est ce second volet qui fait l’objet du litige avec E-Media). «On nous a fait savoir que notre offre financière concernant le crypté payant était très en deçà de celle formulée par un concurrent», indique à JA un responsable d’un des opérateurs concurrents, lequel disposait pourtant de solides arguments et d’une longue expérience en la matière. «À notre grande surprise, c’est également New World TV qui a remporté le second appel d’offres, portant sur une sélection de 28 matchs en diffusion Free To Air», ajoute la même source.
MAIGRES CAPACITÉS DE DIFFUSION
Dans le petit monde des professionnels concernés par ce dossier, une autre question revient avec insistance : en vertu de quelle logique inédite la Fifa a-t-elle privilégié un candidat dont les capacités de diffusion en Afrique francophone ne permettront pas, à moins de trois mois du Mondial, d’assurer aux téléspectateurs la possibilité d’en regarder tous les matchs ? Contrairement aux programmes de Canal Plus ou de beIN Sport, qui peuvent être visionnés largement dans les pays africains francophones, le bouquet de l’opérateur New World TV nécessitera en effet, pour pouvoir être disponible sur les téléviseurs sénégalais, maliens, guinéens ivoiriens, l’équipement des foyers avec un décodeur dédié, sans parler d’un abonnement ad hoc. Dans un délai aussi court, cette perspective semble illusoire même si Me Biyao se veut rassurant sur ce sujet, sans toutefois en dire plus sur l’option technique qui sera développée.
L’OMBRE D’INFANTINO
Reste à comprendre pourquoi et comment l’opérateur togolais est parvenu à se hisser à un tel niveau. «Gianni Infantino, président de la Fifa depuis 2016, veut s’assurer une réélection en 2023 et il mise avant tout sur l’Afrique pour y parvenir, analyse un bon connaisseur ouest-africain des arcanes sportifs internationaux. Il ne cesse d’ailleurs de rencontrer les chefs d’État du continent.» À ses côtés, le patron de la Fifa peut compter sur l’influent président de la Confédération africaine de football (CAF), le Sud-Africain Patrick Motsepe. En mars 2021, ce dernier avait succédé dans un fauteuil au Malgache Ahmad, l’ensemble des autres candidats ayant retiré leur candidature. À l’époque, une polémique avait vu le jour, Motsepe ayant été accusé d’être activement soutenu par la Fifa. Beau-frère du président sud-africain Cyril Ramaphosa, Motsepe apparaît indirectement dans l’affaire New World TV. C’est en effet la compagnie d’assurance Sanlam, dont il est le principal actionnaire, qui a garanti le prêt – accordé par la filiale togolaise de Coris Bank –grâce auquel New World TV a pu concrétiser son deal avec la Fifa.
Selon plusieurs sources interrogées par JA, des jeux d’influence entre la Fifa et la CAF expliqueraient l’irruption inopinée de New World TV dans le «grand bain» des institutions internationales du football. «Ils veulent manifestement en faire une plaque tournante, acquise aux ambitions d’Infantino. Mais, il ne faut pas surestimer les compétences de certains décideurs», avertit un expert qui suit de près les pérégrinations de l’opérateur togolais.
Source: Jeune Afrique
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