Reporters sans frontières (RSF) a pu parler avec plusieurs membres du commando des services secrets camerounais impliqués dans la mort du journaliste Martinez Zogo. Assassinat ou passage à tabac qui a dégénéré ? Si certains éléments permettent d’éclaircir les circonstances de cette affaire, il semble que d’autres aient “disparu” au cours de l’instruction. Le doute commence à s’installer sur la volonté réelle des autorités d’établir la vérité.
Au moins 13 membres de la direction générale du renseignement extérieur (DGRE) ont participé à l’opération ayant entraîné la mort du journaliste camerounais Martinez Zogo le 17 janvier dernier. RSF a pu s’entretenir avec trois d’entre eux, dont le leader présumé du commando Justin Danwe. Le directeur des opérations de la DGRE que RSF a rencontré à deux reprises à la prison centrale de Yaoundé au cours des derniers mois maintient sa version initiale. Le lieutenant-colonel dit avoir agi sur ordre de l’homme d’affaires Jean-Pierre Amougou Belinga, dit “AB”, pour monter une opération visant à intimider Martinez Zogo. Au moment de son enlèvement, le journaliste d’Amplitude FM était à l’origine de nombreuses révélations sur des scandales financiers éclaboussant une partie du pouvoir et de ses proches dont AB.
Loin de reposer sur ces seules déclarations dont RSF avait révélé le contenu, le dossier s’appuie aussi sur les témoignages des autres membres des services secrets arrêtés. L’un d’eux, rencontré par RSF en prison ces dernières semaines, raconte que la filature s’est étalée sur une dizaine de jours. Les hommes dont il faisait partie se relayaient par groupe de sept pour suivre les allées et venues du journaliste 24h/24. Une fois enlevé, Martinez Zogo a été emmené à Soa, une commune limitrophe de Yaoundé située au nord de la capitale camerounaise. C’est dans cette localité, à la nuit tombée, qu’ont commencé les actes de torture contre le journaliste.
Le présentateur d’“Embouteillage”, une émission de radio très populaire au Cameroun, est ensuite transporté dans l’immeuble Ekang, un bâtiment appartenant à Jean-Pierre Amougou Belinga, propriétaire du groupe de médias L’Anecdote et des chaînes Vision 4 Télévision et Télésud. Il n’en sortira pas vivant. “Au départ, le but n’était pas de le tuer”, explique, à RSF, l’un des membres du commando présent ce soir-là. “À un moment, je suis allé lui chercher de l’eau. À mon retour il avait l’oreille coupée.” Les actes de torture s’enchaînent. Ils sont d’une violence inouïe : coups, mutilations, sévices à caractère sexuel, peau de la plante des pieds arrachée…
Un mystérieux deuxième commando
Panique et précipitation. Dans les 48 heures qui vont suivre, les 18 et 19 janvier, c’est la confusion. Après avoir été vu dans l’immeuble Ekang le soir du meurtre selon le témoignage de Justin Danwe, AB est informé de l’issue de l’opération. Une vidéo des actes de torture lui est transmise. Que faire du cadavre ? Qui décide et quels sont les échanges à ce sujet ? Après deux jours d’hésitations et d’atermoiements, le corps du journaliste emballé dans du papier aluminium est finalement transporté nuitamment, dans un terrain vague, à l’abri des regards, pour tenter de le faire disparaître avec de l’acide. Selon plusieurs sources proches du dossier judiciaire rencontrées par RSF ces dernières semaines, c’est à ce moment-là qu’un second commando, lui aussi composé de membres de la DGRE, se rend sur les lieux pour mettre fin à cette entreprise de dissimulation. Surpris, le premier groupe prend la fuite avant d’avoir achevé son forfait. Le second déposera le cadavre du journaliste sur un chemin de terre en faisant en sorte qu’il puisse être retrouvé. Qui étaient les membres de ce second commando ? Comment ont-t-ils su ce qu’il se passait ? Pourquoi ont-ils laissé le corps à la vue de tous ?
Dans cette pagaille, l’escadron de la mort qui a pris la fuite décide de restituer la Toyota Prado grise empruntée pour l’opération à son propriétaire. Ce dernier, que RSF a pu rencontrer, découvre à l’intérieur de sa voiture une veste militaire et des tâches de sang laissés par les occupants. Nous sommes le 22 janvier. Le corps du journaliste sera découvert le même jour. L’homme comprend que sa voiture a servi pour ce qui va devenir l’affaire Martinez Zogo.
Des pièces du dossier absentes, inaccessibles ou soustraites ?
Les conclusions des deux autopsies réalisées sur le corps sont glaçantes. Alors que l’identité du corps est mise en doute dans une partie de la presse de manière intensive par les soutiens de l’homme d’affaires, les tests ADN effectués avec des prélèvements sur la sœur et le fils du journaliste sont formels. Il s’agit bien de Martinez Zogo. La deuxième autopsie révèle également un détail crucial : la présence d’acide, notamment sur le visage.
S’il est établi aujourd’hui dans l’enquête que l’objectif de cette opération n’était pas de tuer le journaliste, deux versions s’affrontent. Celle de Justin Danwe qui rapporte que l’ordre a été donné au téléphone par le garde des Sceaux Laurent Esso, un pilier du régime camerounais, à AB, l’un de ses proches, de “terminer le travail”. D’ailleurs, plusieurs sources ayant eu accès au dossier judiciaire déplorent l’absence d’éléments relatifs à l’exploitation des appels et messages envoyés par l’homme d’affaires. Et celle d’une source sécuritaire très proche du dossier qui penche plutôt pour un passage à tabac qui aurait dégénéré. Selon cette source, un homme, l’adjudant chef “Djoda” aurait joué un rôle particulier dans l’issue funeste de cette soirée du 17 janvier 2023. C’est ce militaire qui aurait coupé l’oreille du journaliste. Avec la douleur, Martinez Zogo se débat violemment. Le passage à tabac a-t-il dégénéré à partir de cet instant ? Le journaliste a-t-il été assassiné ?
Plus de six mois après les faits, la seule charge officielle retenue contre la quinzaine de suspects incarcérés, dont AB en prison depuis février dernier, est celle de “complicité de torture”. Un choix qui sent “l’arrangement” selon une source sécuritaire. “Inexplicable”, ajoute une autre qui a eu accès au dossier. De nombreuses personnes proches du dossier commencent désormais à douter de la sincérité de l’instruction en cours. Certains pointent l’absence de certains éléments, qui ont disparu ou qui n’ont pas été transmis. Les données téléphoniques, en particulier, n’avaient pas été versées au dossier plusieurs semaines après le début de l’enquête. Et rien n’indique qu’elles s’y trouvent actuellement.. Il est pourtant impensable que ces relevés téléphoniques indispensables à la manifestation de la vérité n’aient pas été réalisés. Une autre déplore de son côté des “tentatives pour faire disparaître les images de vidéosurveillance de l’immeuble Ekang” du 17 janvier. “Qu’est-ce qu’ils cachent ? Qui veut-on protéger ? Moi je pense qu’on cherche à enterrer l’affaire”, se désole l’une des sœurs du journaliste.