Numériser les trésors vivants de l’Afrique

Comment préserver la mémoire des Africains les plus brillants, pour que la jeunesse africaine ne soit pas, demain, réduite à s’accommoder de maîtres à penser d’envergure toujours moindre ?

Encore un Africain de grande valeur qui tire sa révérence : le Béninois Stanislas Spero Adotevi est décédé ce 7 février, à Ouagadougou. Ce normalien était, certes, un brillant intellectuel, mais on ne peut leur rendre hommage à tous. Alors, pourquoi lui ?

Saluer la mémoire de Stanislas Spero Adotevi est une manière de célébrer l’Afrique, aussi belle qu’une finale de Coupe d’Afrique des nations. Car, s’il était de cette élite qui a longtemps valu au Dahomey (le Bénin) de passer pour « le quartier latin de l’Afrique », le professeur Adotevi était fondamentalement un Africain. Connu pour être Béninois, il est né Togolais, a été Sénégalais de cœur, grâce à son ami, l’écrivain Cheikh Hamidou Kane, puis Burkinabè, ces trois dernières décennies. Il a, surtout, nourri toute l’Afrique, intellectuellement parlant, par des ouvrages qui font autorité, tel Négritude et négrologues, paru en 1972, dans lequel il engageait une brillante réflexion sur la négritude.

Certes, Wolé Soyinka s’est, le premier, frontalement attaqué aux chantres de la négritude, assénant, depuis l’Université de Makerere, en Ouganda, où se tenait, en 1962, le premier congrès des écrivains africains d’expression anglaise : la fameuse sentence : « Le tigre ne parle pas de sa tigritude : il bondit sur sa proie et la dévore ! » Pour le dramaturge nigérian, le tigre bondissant sur sa proie et la dévorant n’a point besoin de proclamer urbi et orbi sa tigritude. Comme il suffirait au nègre de s’assumer pour être. À l’époque où Césaire, Senghor et leurs compères exaltaient la négritude, les anglophones d’Afrique, eux, préféraient parler d’indépendance et de personnalité africaine : African personality ! Mais c’est Stanislas Adotevi qui a frappé le plus fort. En faisant, d’ailleurs, une nette distinction entre la négritude, un peu combattive, de Césaire et celle, plutôt contemplative, de Senghor.

Césaire n’a pas pour autant prôné une rupture radicale.

Mais le pourfendeur sentait, chez Césaire, une volonté de mettre le Noir en mouvement pour sa libération, sans toutefois vouloir démanteler le système français, qui était, pour lui, le nec plus ultra, qu’il n’était donc pas question de remettre en cause. À la différence de la notion de l’African personality des anglophones, la négritude de Césaire et Senghor n’était pas une négritude de combat, en effet. C’est en cela que le professeur Adotevi leur reprochait une forme d’inachèvement théorique, consistant à ne pas vouloir le fait normal, qui aurait dû être l’indépendance. Il n’empêche. Le pourfendeur trouvait que chez le Martiniquais Césaire, la négritude était vécue d’une manière plus douloureuse que chez Senghor, le Noir d’Afrique, qui n’avait, lui, jamais souffert, personnellement, du fait d’être nègre, même si les Noirs d’Afrique étaient tout autant exploités. Pour le grammairien sénégalais, ce n’était qu’un concept. Césaire confiera d’ailleurs plus tard à Stanislas Adotévi que la négritude de Senghor était une négritude heureuse, loin du mépris dont pouvaient être l’objet les Noirs aux Antilles.

En dépit de ce jugement sévère, il semblait reconnaître en Césaire et Senghor deux immenses poètes.

Oui, parce que Stanislas Spero Adotevi était d’une très grande humilité. Cet intellectuel avait côtoyé, au Burkina où il a servi, un Thomas Sankara qui l’avait lu et lui vouait une grande admiration. À la retraite, depuis près de trois décennies, il avait choisi de vivre à Ouagadougou, se fondant dans la simplicité des habitants de cette ville, loin des plages de l’Atlantique où il est né, quelque part entre le Togo et le Bénin.

Pour l’Afrique, sa disparition, même à 90 ans, est une perte d’autant plus grande que cet intellectuel était une véritable bibliothèque. Pour reprendre l’expression chère à Amadou Hampâté Bâ, elle vient de brûler. Encore une ! Pour que la jeunesse de ce continent ne soit pas, demain, réduite à s’accommoder de maîtres à penser autoproclamés d’envergure toujours moindre, l’Afrique devrait peut-être songer à numériser ces trésors vivants, avant qu’il ne soit trop tard.

Jean-Baptiste Placca du samedi 10 février 2024

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