Alors que le débat sur la paternité de la nation togolaise refait surface, une question plus fondamentale s’impose : le Togo est-il réellement une nation ? Peut-on parler d’un “père” lorsque l’édifice lui-même demeure fragile ? Cette interrogation dépasse les querelles historiques et met en lumière la construction inachevée de l’unité nationale.
Si l’on se réfère à la définition classique d’une nation, celle-ci repose sur des éléments tels qu’une histoire partagée, une culture commune et une volonté collective de vivre ensemble. Pourtant, le Togo moderne est d’abord une création coloniale, fruit du découpage arbitraire des puissances européennes. Avant la colonisation, le territoire actuel du Togo ne possédait pas d’identité politique unifiée. Il était constitué de plusieurs royaumes et chefferies indépendants, des Mina et Ewé au sud aux Tem et Kabyè au nord, en passant par une mosaïque de peuples intermédiaires. L’Allemagne, puis la France après 1919, ont imposé une structure administrative fusionnant ces entités sans qu’un véritable sentiment national ne se développe spontanément.
L’indépendance en 1960 n’a pas immédiatement résolu cette fragmentation. Sylvanus Olympio, premier président et père de l’indépendance, portait une vision élitiste de l’État, misant sur une souveraineté économique rigoureuse et une intégration progressive des différentes composantes du pays. Cependant, son assassinat, à peine trois ans après l’accession à l’indépendance, a révélé que cette unité nationale restait précaire et inachevée. Son successeur, Nicolas Grunitzky, a tenté d’institutionnaliser un équilibre ethnique et régional dans la gouvernance, sans succès, avant d’être renversé en 1967 par Gnassingbé Eyadéma.
Ce dernier a, pendant 38 ans, imposé une stabilité politique en s’appuyant sur un nationalisme pragmatique. Il a maintenu un équilibre entre les différentes communautés à travers le bicéphalisme, une politique déjà amorcée sous Grunitzky, afin d’éviter qu’un groupe ne domine outrageusement les autres. Cependant, cette stabilité s’est souvent appuyée sur la force plutôt que sur une réelle intégration nationale. Si certains le considéraient comme un unificateur, d’autres voyaient en lui un chef de clan consolidant son pouvoir au détriment d’une véritable démocratie participative.
Aujourd’hui encore, le sentiment national togolais demeure une construction fragile. En témoigne la division persistante entre ceux qui se réclament de Sylvanus Olympio et ceux qui s’identifient à Gnassingbé Eyadéma. Une large partie de la population, sans repère clair, demeure indécise. La politique, l’économie et même les grandes décisions d’État sont souvent perçues à travers un prisme ethnique ou régional.
L’absence de consensus sur la mémoire nationale est un symptôme de cette situation. La controverse sur le “père de la nation” révèle non seulement une bataille d’héritages, mais surtout un déficit de cohésion qui empêche le pays de se penser comme une nation véritablement unie.
Ainsi, avant de trancher la question de savoir qui mérite le titre de “père de la nation”, il conviendrait d’abord de s’interroger sur la manière d’achever la construction nationale. Une nation ne se décrète pas ; elle se bâtit sur une histoire acceptée par tous, une vision commune de l’avenir et une volonté collective de dépasser les clivages.
En l’état actuel, le Togo demeure un État, mais une nation en devenir.
Ricardo Agouzou