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Tribune- Sonko-Diomaye : Quand l’histoire se répète au Sénégal

Le duo qui a fait rêver l’Afrique est-il condamné à se déchirer ? Analyse d’une rupture annoncée

Par Gnimdéwa Atakpama, expert en communication stratégique, auteur de « La nuit est longue, mais la révolution vient », Amania Editions, 2025.

Dakar. La nuit du 14 mars 2024 restera gravée dans les mémoires. Deux hommes franchissent les portes de la prison du Cap Manuel sous les acclamations d’une foule en liesse. Le slogan résonne partout : « Diomaye moy Sonko, Sonko moy Diomaye » – Diomaye, c’est Sonko. Sonko, c’est Diomaye.

Dix jours plus tard, l’impensable se produit : Bassirou Diomaye Faye, sorti de prison neuf jours avant le scrutin, remporte l’élection présidentielle avec 54% des voix. Le 2 avril, il nomme Ousmane Sonko Premier ministre. L’Afrique francophone s’émerveille devant ce duo né de la résistance.

Dix-neuf mois après, en novembre 2025, le couple modèle du panafricanisme se déchire publiquement.

Comment en est-on arrivé là ? Plus troublant encore : était-ce évitable ?

Le déclencheur : novembre 2025

L’incident paraît banal. Le 11 novembre, le président Faye évince Aïssatou Mbodj de la coordination de la Coalition Diomaye Président et la remplace par Aminata Touré, ancienne Première ministre. La réaction du PASTEF, parti d’Ousmane Sonko, est cinglante : « Le PASTEF ne se reconnaît dans aucune initiative coordonnée par Mme Aminata Touré ».

Traduction politique : le Premier ministre vient de défier publiquement l’autorité du Président.

Trois jours avant, lors du « Terra Meeting » devant des dizaines de milliers de militants, Sonko avait lancé : « Celui qui veut s’affirmer n’a qu’à descendre dans l’arène politique ». Le défi était clair.

Les fissures précoces

Rembobinons. Dès juillet 2025, les signaux d’alerte clignotaient. Devant les cadres du PASTEF, Sonko déclarait : « Le Sénégal souffre d’un problème d’autorité. Si nous continuons comme ça, nous ne ferons même pas un mandat ».

Puis, cette phrase glaçante : « J’interpelle le président pour qu’il prenne ses responsabilités, sinon qu’il me laisse faire. Si c’était moi le président, les choses ne se passeraient pas comme ça ».

Aucun Premier ministre, dans aucune démocratie fonctionnelle, ne peut se permettre une telle déclaration sans provoquer une crise majeure. Pourtant, Diomaye Faye resta silencieux. À l’époque.

Le fantôme de Senghor-Dia

L’histoire sénégalaise connaît déjà ce scénario. Le 17 décembre 1962, Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, son président du Conseil, se déchiraient dans une crise qui coûtera à Dia douze années de prison à Kédougou. Le conflit reposait essentiellement sur la politique économique : Dia prônait une rupture avec le colonialisme, contrairement à Senghor.

Le déclencheur ? Le 12 novembre 1962, Mamadou Dia procède à un remaniement du gouvernement sans en informer directement le président de la République. Ce geste, considéré comme un affront, crée un choc politique immédiat.

Trente ans plus tard, en 1992, le général Jean Alfred Diallo déclarera : « Mamadou Dia n’a jamais fait un coup d’État contre Senghor… l’histoire du coup d’État, c’est de la pure fabulation ».

Soixante-trois ans après cette rupture, le Sénégal rejoue la même pièce avec d’autres acteurs.

La psychologie du numéro 2

Voici le nœud du problème : Ousmane Sonko a créé Bassirou Diomaye Faye politiquement. En mars 2024, depuis sa cellule de prison, c’est Sonko qui désigne son ami comme candidat. C’est Sonko qui mène campagne. C’est sous le slogan « Diomaye, c’est Sonko » que la victoire arrive.

Mais en politique, créer son successeur, c’est créer son rival.

Imaginez la psychologie de Sonko : il sacrifie son ambition présidentielle, voit son protégé triompher, accepte formellement le poste subordonné de Premier ministre. L’intimité entre les deux hommes rend cette subordination encore plus insupportable : Diomaye a un fils prénommé Ousmane Sonko. Sa seconde épouse a une fille qui porte le nom de la mère de Sonko.

Comment accepter d’être subordonné à celui que vous avez façonné ?

Les enjeux cachés : 2029

Cette crise survient alors que le Sénégal fait face à une dette record équivalente à 132% de son PIB, et que le FMI a suspendu un programme d’aide de 1,8 milliard de dollars après la découverte de plus de 11 milliards USD de dettes cachées.

Mais le véritable enjeu est ailleurs. En juillet 2025, la Cour suprême a confirmé la condamnation de Sonko à six mois de prison avec sursis et 200 millions de francs CFA d’amende pour diffamation, ce qui pourrait l’écarter de la présidentielle de 2029. Depuis, le Premier ministre soupçonne le Président de n’avoir rien fait pour empêcher cette issue.

La question taraude : Diomaye souhaite-t-il se représenter en 2029 ? Si oui, Sonko devient un obstacle.

Selon certains analystes politiques, le Terra meeting de Sonko visait avant tout à préparer sa candidature pour 2029 et à montrer que le parti reste solide face à l’opposition.

Deux tempéraments opposés

Ousmane Sonko est électrique : son énergie projette vers l’extérieur, agite, mobilise. Tribun charismatique, il tire sa force de la confrontation et du contact fusionnel avec sa base.

Bassirou Diomaye Faye est magnétique : son énergie attire, apaise, intègre. Pragmatique et posé, il préfère la négociation discrète aux grandes envolées publiques.

Électrique versus magnétique. Rue versus palais. Révolution permanente versus institutionnalisation.

Deux forces égales, de nature opposée, dans un même champ : l’explosion devient inévitable.

Les leçons de l’histoire

Cette dynamique n’est pas nouvelle. Elle traverse les continents et les époques, avec une constante troublante : les compagnons de lutte ne survivent presque jamais au partage du pouvoir.

Côte d’Ivoire : Gbagbo-Affi N’Guessan, la rupture à l’africaine

L’Afrique francophone connaît déjà ce scénario. Après la crise postélectorale de novembre 2010, les divisions s’accentuent au Front populaire ivoirien (FPI) entre « faucons » et « colombes ». Ces divergences se transforment en guerre interne virulente entre les « pragmatiques » menés par Pascal Affi N’Guessan et les « ultras » menés par Aboudramane Sangaré.

Le 3 avril 2015, la justice ivoirienne confirme Pascal Affi N’Guessan dans sa fonction de président du FPI, et interdit à Sangaré et ses soutiens d’utiliser le nom du parti.

En août 2021, Laurent Gbagbo, de retour de prison, décide de trancher : « Aujourd’hui, je suis revenu de prison, il nous faut avancer. Je propose : laissons Affi avec l’enveloppe qu’il détient. Nous allons baptiser le FPI autrement ».

La réaction d’Affi N’Guessan ? Cinglante : « Cette décision, dictée essentiellement par la soif de pouvoir et la volonté de revanche, constitue un défi à notre force de caractère. Laurent Gbagbo a choisi la rupture et la division ».

En novembre 2021, lors du 6ème congrès extraordinaire du FPI, Affi N’Guessan proclame : « La rupture est consommée. Cette rupture, nous ne l’avons pas voulue. Elle s’est imposée à nous. Elle nous libère ».

Parallèle troublant avec Sonko-Diomaye : deux hommes liés par les geôles, un parti divisé entre légitimité charismatique et légitimité institutionnelle, une rupture consommée après le retour de prison du leader historique.

France : Chirac-Balladur, la trahison de 1995

La France offre un cas d’école encore plus saisissant. Jacques Chirac et Édouard Balladur étaient amis depuis quarante ans. En 1986, Chirac devient Premier ministre de François Mitterrand et nomme Balladur ministre de l’Économie. Ils semblent indissociables.

En 1993, la droite remporte les législatives. Balladur devient Premier ministre, et tous s’attendent à ce qu’il soutienne Chirac pour la présidentielle de 1995. Mais Balladur, porté par sa popularité de Premier ministre en exercice, annonce sa propre candidature.

La trahison est totale. Chirac ne pardonnera jamais. Lors d’une interview télévisée, il lâche cette phrase glaciale : « Je suis déçu par un homme ». Au premier tour, Balladur est éliminé avec 18,58% des voix. Chirac remporte l’élection et les deux hommes ne se reparleront pratiquement plus jamais.

La leçon ? L’exercice du pouvoir transforme les hommes. Balladur, goûtant à Matignon, ne pouvait plus accepter de redevenir subordonné.

États-Unis : Le syndrome du Vice-Président

Traversons l’Atlantique. John Nance Garner a servi comme vice-président sous Franklin D. Roosevelt de 1933 à 1941. Garner se plaignait rapidement d’être juste « un pneu de secours du gouvernement ». Il déclara de manière célèbre : « La vice-présidence ne vaut pas un seau de pisse chaude ».

En colère lorsque F. D. Roosevelt lance une candidature pour un troisième mandat en 1940, Garner prend une décision remarquable : il se présente contre son propre président en fonction pour la nomination démocrate.

Plus tôt encore, en 1800, Thomas Jefferson et Aaron Burr, candidats du même Parti républicain, se retrouvent à égalité avec 73 votes électoraux. Burr refuse de concéder. Jefferson ne lui fera jamais confiance. Lorsque Jefferson se présente pour sa réélection en 1804, il n’a pas demandé à Burr de le rejoindre.

Royaume-Uni : Blair-Brown, la tragédie moderne

En 1983, deux nouveaux députés travaillistes partagent un bureau aux Communes : Tony Blair et Gordon Brown. Ils développent, selon les mots d’un proche, « l’un des partenariats masculins les plus proches jamais vus » en politique.

En 1994, après la mort du leader travailliste John Smith, vient le fameux Pacte de Granita. Brown accepte de ne pas se présenter à la direction du parti, permettant à Blair une victoire facile. En échange, Blair s’engage à ne faire que deux mandats avant de céder la place à Brown.

Blair ne tiendra jamais cette promesse. Il restera au pouvoir pendant une décennie. En 2007, le politologue Dennis Kavanagh condamnera le conflit Blair-Brown comme « intrinsèquement déstabilisant », ajoutant que leur rivalité a empêché le développement d’un programme de gouvernance efficace.

Le projet d’hégémonie durable du New Labour aurait eu une probabilité de succès beaucoup plus grande si Blair avait organisé une succession ordonnée plutôt que d’attendre d’être forcé de quitter son poste par une révolte de députés.

Afrique du Sud : Mbeki-Zuma, l’humiliation et la vengeance

Thabo Mbeki fait de Jacob Zuma son vice-président de 1999 à 2005 avant de le limoger suite à des accusations de corruption. Zuma était populaire et n’avait pas commis l’erreur politique de convoiter la succession de Mbeki.

Mais en 2007, Mbeki perd sa tentative d’obtenir un troisième mandat à la tête de l’ANC face à Jacob Zuma dans l’une des batailles pour le leadership les plus disputées de l’histoire du parti. Zuma, limogé et humilié, est resté une figure populaire et a été choisi plutôt que Mbeki pour être président du parti.

Le 21 septembre 2008, Mbeki annonce sa démission de la présidence sud-africaine après que l’ANC lui ait demandé de partir.

La constante universelle ? Le numéro 2, une fois blessé, ne pardonne jamais.

La loi d’airain de l’histoire

Pourquoi cette rupture était-elle prévisible ? Parce que le pouvoir ne se partage jamais vraiment.

Le politologue Steven Lukes nous enseigne que le pouvoir a trois dimensions. La première concerne les décisions formelles (Diomaye signe les décrets). La deuxième concerne le contrôle de l’agenda politique (Sonko décide quelles batailles méritent mobilisation). La troisième concerne la narration (« Diomaye, c’est Sonko » signifie : je suis le référent moral).

Tant que ces trois dimensions ne fusionnent pas dans une seule personne, la crise couve.

Comme l’observe un analyste : « Le premier ministre utilise son assise populaire pour défier le pouvoir de droit du président, créant une dynamique structurellement instable au sommet de l’État ».

Où cela mène-t-il ?

Le 13 novembre 2025, une image publiée par le chef de cabinet du Premier ministre ravive l’espoir d’une réconciliation. Sur cette photographie datant de plusieurs années, on voit Diomaye Faye et Ousmane Sonko souriants ensemble, accompagnée d’un simple commentaire : « Al hamdoulilaahi ».

Le chef de cabinet du Président déclare que « les choses évoluent dans le bon sens. Dieu bénisse Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye ! », annonçant des démarches pour restaurer la stabilité.

Mais est-ce une réconciliation ? Ou un simple cessez-le-feu tactique ?

Les scénarios possibles :

La rupture consommée : Diomaye limoge Sonko. Risque : aliéner la base militante du PASTEF qui détient 130 sièges sur 165 à l’Assemblée. Paralysie institutionnelle garantie.

La cohabitation toxique : Maintien d’une façade d’unité, guerre d’usure en coulisses. Chacun construit sa machine pour 2029. Alioune Tine, fondateur d’AfricaJom Center, avertit qu’une rivalité durable entre Diomaye et Sonko pourrait paralyser le pays, avec un impact incalculable sur le plan économique, social et financier.

Le sacrifice de Sonko : Sonko accepte de rester en retrait, renonçant à 2029. Probabilité ? Proche de zéro. « Qu’on me laisse gouverner ! » – ces mots ne sont pas ceux d’un homme prêt à s’effacer.

Le deal de succession : Diomaye fait un mandat, garantit l’éligibilité de Sonko et lui cède la place en 2029. Problème : qui garantit que Diomaye partira après un mandat réussi ? Blair n’a pas tenu sa promesse à Brown. Chirac n’a jamais oublié la trahison de Balladur.

La question finale

Juillet 2024. Aliou Sall, ancien maire de Guédiawaye et frère de l’ex-président Macky Sall, prédisait déjà : « La personnalité de Ousmane Sonko et son leadership ne vont pas avec un silence prolongé. Au tout début cela peut passer. Toutefois, à la longue, il y aura des animosités. Et si ses différends commencent à gêner Bassirou Diomaye Faye, le président prendra ses responsabilités. Il y aura alors rupture entre eux deux ».

Une prophétie ? Non. Une lecture clinique de la psychologie du pouvoir.

La nuit du 14 mars 2024, deux hommes sortaient de prison sous les acclamations. Dix-neuf mois plus tard, ils se déchirent publiquement.

Était-ce évitable ?

Oui, si les deux hommes avaient su subordonner leur ego à un projet plus grand. Oui, s’ils avaient institutionnalisé dès le début les règles de succession pour 2029. Oui, s’ils avaient créé des mécanismes de coordination contraignants.

Mais quand Sonko déclare publiquement « Si c’était moi le président, les choses ne se passeraient pas comme ça », il signe la fin de toute subordination possible.

L’histoire nous l’enseigne depuis des siècles : le pouvoir divise quand il est partagé.

Senghor et Dia en 1962. Gbagbo et Affi N’Guessan en 2021. Chirac et Balladur en 1995. Blair et Brown en 2007. Mbeki et Zuma en 2008. Et maintenant, Diomaye et Sonko en 2025.

L’histoire ne se répète jamais exactement.

Mais elle rime terriblement.

La question n’est plus : vont-ils rompre ? La question est : comment le Sénégal survivra-t-il à leur rupture ?

« Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre. » – George Santayana

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