Cité au quotidien : Le réalisme exige-t-il un total relativisme des règles ?

Cité au quotidien du 18 Novembre 2022. Les deux universitaires Maryse Quashie et Roger Ekoué Folikoué se prononcent sur le refus de l’Union Africaine (UA) de sanctionner les autorités du Tchad après la répression violente des manifestations du 20 octobre dernier ayant coûté la vie à une cinquantaine de personnes.

 Par Maryse QUASHIE et Roger Ekoué FOLIKOUE

Le 11 novembre 2022, le président de la Commission de l’Union Africaine, Moussa FAKI MAHAMAT, a présenté un rapport demandant des sanctions immédiates contre les autorités du Tchad conduites par le Général Mahamat Idriss DEBY. Ce rapport mettait en cause l’actuelle procédure de transition qui viole les accords du début notamment ce qui concerne l’inéligibilité des membres de la transition lors d’élection à venir. De plus ce rapport condamnait la sévère répression des manifestations du 20 octobre 2022 à N’DJAMENA, et dans d’autres villes du pays, répression qui aurait coûté la vie à beaucoup de citoyens tchadiens.

Mais, voilà, le Conseil Paix et Sécurité de l’UA n’a pas suivi les recommandations du rapport. Moussa FAKI MAHAMAT est un Tchadien et on aurait pu, peut-être, lui reconnaître le courage de l’objectivité dans ce débat même si des rumeurs font état d’ambitions personnelles à l’origine de ce rapport.

Ce n’est pas cela qui fait problème, en tous les cas. En effet, sans préjuger des raisons pour lesquelles le président de la Commission de l’UA a écrit ce rapport, une prise en compte des recommandations qu’il contient aurait rééquilibré la balance dans l’attitude de l’UA à l’égard des différentes autorités de transition de la sous-région. Or, encore une fois on assiste à une sorte d’indulgence pour le Tchad ce qui n’est pas le cas pour les autres pays.

Coup d’état et répression à géométrie variable, transition à géométrie variable, démocratie à géométrie variable et enfin une indignation à géométrie variable (cf. le chant Géométrie variable de l’artiste sénégalais Didier AWADI)

On ne sait plus, du coup, ce qui est condamnable et ce qui ne l’est plus, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est plus. Par exemple, doit-on laisser ceux qui ont dirigé la transition se présenter de nouveau pour diriger le pays ? Il semblait clair que les instances africaines, l’UA mais aussi la CEDEAO, ne favorisaient pas cette solution, surtout avec les militaires. Et il semblait que ces instances faisaient pression pour que les militaires laissent le plus rapidement possible le pouvoir aux civils. Ce qui va probablement se passer au Tchad, ne ressemble guère à ce schéma.

Quelle est la crédibilité de l’UA ? De quoi est-elle réellement garante ?

En fait, pour en revenir au rapport, diverses analyses font état de pression de pays africains et non africains dans cette affaire, pour préserver, dit-on, la stabilité au Tchad, et, par conséquent, un certain réalisme a guidé le choix des dirigeants africains toujours prompts à protéger les intérêts de certains.

En conséquence, plus que le réalisme, qui ne peut pas être totalement négatif, en matière géopolitique surtout, on assiste en Afrique à une sorte de “realpolitik” au sens où les décisions sont prises en fonction des forces en présence, des résultats concrets à court terme en faisant fi de toute valeur. C’est ainsi que tant de dictateurs, tant de régimes non légitimes aux yeux des peuples, bénéficient de soutien en contrepartie du droit à exploiter les richesses du pays.

A un moment où l’humanisme est devenu un slogan vidé de sa force et du principe de la dignité reconnue à chaque être humain, l’Afrique peut-elle se donner un avenir en construisant des sociétés sans valeurs humaines ?

N’est-ce pas aussi la realpolitik qui est à l’origine de l’échec relatif de toutes les dernières réunions concernant le réchauffement climatique ? Ose-t-on vraiment critiquer les plus grands pollueurs que sont les États-Unis, la Chine, l’Inde et l’Europe? Mais surtout pourquoi veut-on continuer à faire payer aux plus pauvres les conséquences du réchauffement climatique dont ils ne sont pas responsables ? Et pis que cela, on ne veut même pas leur concéder une compensation, au contraire on voudrait que les sommes versées à cette intention deviennent des prêts via le Fonds Monétaire International !

N’y a-t-il donc plus de place pour un minimum de justice ?

Dans le même temps, en Occident même, l’Union Européenne, par exemple, a adopté la règle du pollueur-payeur. Selon ce principe, les pollueurs doivent supporter les coûts engendrés par la pollution résultant de leurs propres activités, y compris le coût des mesures prises pour prévenir, combattre et éliminer cette pollution et les coûts liés à la réparation.

Pourquoi cette règle ne s’applique-t-elle pas à l’Afrique ?

Ne serait-ce pas parce qu’on a l’habitude d’être réaliste avec nous qui sommes si peu respectueux des principes que nous clamons ? Ainsi, parmi les dirigeants africains, qui proteste véritablement contre ce que devient le groupe Total en Afrique ?

Ce groupe industriel, classé premier parmi les industries françaises qui polluent le plus, est bien installé en Afrique. En 2018, l’Afrique représentait 28 % de la production de pétrole et de gaz de Total (Nigeria, Angola, Congo Brazzaville, Algérie, Libye, Gabon). Le groupe exploite une grande partie du pétrole des 4 premiers pays producteurs du continent (Nigeria, Angola, Algérie, Libye) et s’oriente vers un renforcement de ses approvisionnements africains notamment avec des projets d’exploitation très prometteurs en Afrique de l’Est, en l’occurrence au Mozambique. L’Afrique contribue donc aux faramineux bénéfices de ce groupe qui ne veut pas partager un peu avec les travailleurs, ce qui a été à l’origine de plusieurs semaines de grève récemment en France.

 Et que reçoit l’Afrique en retour de son relatif silence ?

Bref, il ne s’agit pas d’aller mendier à la COP 27, il s’agit de réclamer justice. Mais le pouvons-nous ? En effet, la personne qui rejette les principes à un moment donné ne se décrédibilise-t-elle pas pour parler en d’autres temps de ces mêmes principes ? Par exemple, pour ne pas avoir pris une décision claire sur la situation tchadienne, au nom des principes qu’elle a elle-même adoptés, l’Union africaine, pourra-t-elle encore donner un point de vue crédible lors d’un éventuel changement de pouvoir non conforme à la Constitution dans la région et sur le continent ? Quel est le poids d’une institution qui veut garantir la crédibilité sans être crédible elle-même ?

Mais la vraie question qui nous préoccupe est celle-ci : en politique, le réalisme serait-il donc résolument incompatible avec les principes ? Sommes-nous condamnés à faire partie de ceux qui habitent les contrées où tout est absolument beau dans les textes tandis que la réalité dit tout à fait le contraire ? Au plan international, continuera-t-on, au nom du réalisme à nous obliger à vivre le grand écart entre le quotidien et les proclamations des dirigeants ?

En fait, c’est au citoyen que revient le dur combat de mettre les acteurs en face de leurs contradictions, des contre-vérités, en ôtant le voile jeté sur les pratiques sans morale et sans principe. Dans ce sens-là le journalisme d’investigation devrait se développer sur et à propos de notre continent, même s’il comporte de grands dangers car c’est à lui d’informer sur les vrais choix et comportements des acteurs politiques. Alors il reviendra aux citoyens d’exiger des actes conformes aux choix posés souvent au nom des populations en ratifiant tel ou tel texte. C’est alors qu’au plan international on tiendra de plus en plus compte de ce que veulent les citoyens, on s’efforcera de ne pas se mettre à dos des populations entières.

Pour notre part, nous sommes réalistes : les succès du combat pour la limitation des mandats montrent que c’est dans ce sens qu’il faut aller. Le réalisme en politique ne pourra jamais exiger la négation de tout principe au contraire il nous permet de voir ce qui se passe, de déceler les enjeux afin d’améliorer les conditions d’existence au nom des principes qui élèvent l’être humain.

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Lomé, le 18 novembre 2022

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