Dans ce nouveau numéro de « Cité au quotidien » intitulé « Redonner tout son sens au 1er mai », les deux universitaires Maryse Quashie et Roger Folikoue se prononcent sur la situation précaire des travailleurs togolais. « Le travailleur togolais n’est pas en situation de se réjouir », ont-ils déclaré. Ils invitent leurs compatriotes à redonner à la journée de 1er mai, tout son sens. Lecture.
Cité au quotidien
REDONNER TOUT SON SENS AU 1er MAI
Si ce n’était l’interdiction des rassemblements importants dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, le 1er mai, on allait voir les fêtes et pique-niques organisés par différentes entreprises pour leurs employés. Habillés de blanc, couleur des travailleurs dans notre pays, avec les signes de reconnaissance de ces entreprises, les travailleurs togolais célèbreraient ainsi leur fête. Mais faisant cela, donnent-ils tout son sens à cette Fête du Travail ?
En effet, en juillet 1889, l’Internationale Socialiste a choisi le 1er mai pour en faire une journée de manifestation, journée à caractère revendicatif et international. Et cela en souvenir de l’action lancée le 1er mai 1886 par les syndicats américains pour obtenir la journée de travail de 8 heures. Cette lutte fut sanglante avec mort d’hommes et condamnation à mort de cinq syndicalistes américains dont quatre furent pendus le 11 novembre 1887. Si la plupart des travailleurs togolais savaient cela, allaient-ils faire du 1er mai, une journée de réjouissances populaires ? S’il n’y avait pas la pandémie du COVID 19, allaient-ils le faire cette année encore, au vu de la situation des travailleurs togolais ? Nous espérons que non.
Car le travailleur togolais n’est pas en situation de se réjouir : la sévère répression exercée sur les syndicalistes qui osent se plaindre et mener leur juste combat, semble nous ramener au temps du parti unique. En effet, avec la naissance du Rassemblement du Peuple Togolais (RPT), parti unique, les deux centrales issues de la période coloniale sont d’abord obligées de se fondre dans une centrale unique en 1973, la Confédération Nationale des Travailleurs du Togo (CNTT); puis, suite au congrès du RPT en 1976, congrès qui a proclamé la primauté du parti sur toutes les institutions du pays, la CNTT devient une aile marchante du parti unique, creuset national de tous les travailleurs, tous secteurs confondus.
Il n’y avait donc plus place pour une action syndicale hors de la CNTT qui avait comme option un syndicalisme participatif sans débat ni contestation. Pourtant la liberté syndicale est inscrite dans la Constitution togolaise qui affirme : « Les travailleurs peuvent constituer des syndicats ou adhérer à des syndicats de leur choix pour défendre, dans les conditions prévues par la loi, leurs droits et intérêts, soit individuellement, soit collectivement ou par l’action syndicale » (Article 39)2 Cette liberté syndicale s’ajoute aux libertés publiques dont jouit normalement le citoyen togolais : liberté d’expression, de réunion, de manifestation, etc.
Aujourd’hui le syndicaliste togolais a peur. Et cela d’autant plus que les acquis antérieurs sont remis en question, comme si ceux qui les avaient accordés n’étaient plus au pouvoir. Le citoyen togolais, le travailleur va-t-il pour autant renoncer à son légitime combat ? Ne prendra-t-il pas la suite de ces prédécesseurs qui déjà au temps colonial ont tenu haut le flambeau de la lutte syndicale ? Ainsi en 1949 le Togo comptait 35 syndicats de salariés avec environ 6000 adhérents. Et malgré la période du RPT, la lutte syndicale a repris avec les années 1990 car la crise économique de la décennie 1980 mais encore plus, les plans d’ajustement structurel, ont durement frappé les travailleurs togolais. Les syndicats ont donc pris part aux mouvements sociaux pour la Conférence Nationale Souveraine de 1991 et ont également été partie prenante de la lutte après la Conférence Nationale : il s’agit de la grève générale illimitée déclenchée le 16 novembre 1992, grève que les travailleurs avaient mené pendant huit mois. Si se mobiliser a été possible à cette époque, pourquoi n’arrivons-nous pas aujourd’hui à au moins élever une protestation contre le bâillonnement des syndicats ?
La lutte serait-elle plus difficile maintenant, alors que les travailleurs se sont encore plus appauvris ? Il nous faudrait aller même plus loin, car le 1er mai est la fête du Travail, pas seulement la fête des travailleurs. Par conséquent, elle concerne les sans travail, tous ces jeunes à la recherche désespérée d’un emploi, obligés de rester à la charge de leurs parents, elle concerne tous ceux qui ont perdu leur emploi dans le cadre de la crise sanitaire. La fête du Travail c’est aussi la journée pour penser à tous ces travailleurs précaires qui accomplissent une tâche tous les jours mais qui pourtant n’arrivent pas à assumer leurs charges avec leurs maigres revenus. Il s’agit des nombreux travailleurs du secteur informel mais aussi de la majorité de la population active du secteur de l’agriculture dont environ 70% vivent en dessous du seuil de pauvreté. Il s’agit enfin des retraités de tous les secteurs qui à la fin d’une vie de travail renouent avec la précarité au moment où ils sont le plus fragiles au plan physique et social.
Le 1er mai ne serait-il pas une occasion pour instaurer une réflexion sur les Droits économiques, sociaux et culturels des Togolais (droit à un travail décent, à un standard de vie, de logement, de nourriture, d’eau, d’accès aux sanitaires, de sécurité sociale, de santé et d’éducation etc.) ? Dans ce cadre, les chercheurs togolais ne pourraient-ils pas prendre sur eux de produire des données fiables sur le travail au Togo, ou au moins produire une analyse critique des chiffres officiels ? Le 1er mai ne pourrait-il pas être l’occasion pour produire une analyse rationnelle pour défendre le droit au bonheur pour tous les citoyens togolais ? En fait, la lutte citoyenne dans le cadre du travail ne signifie pas seulement grèves et manifestations, négociations et discussions mais aussi capitalisation de connaissances sur le travail et les pratiques professionnelles, mises en perspective des situations des travailleurs de par le monde, études sur le droit au travail, le droit du travail, le syndicalisme, etc. 3 Le 1er mai devrait aussi rappeler aux travailleurs le devoir qu’ils ont de s’informer : n’avons-nous pas vu récemment des syndicalistes commettre des erreurs en quelque sorte par ignorance ? Au lieu de relever ce type d’erreur après que les syndicalistes en soient victimes, ne serait-il pas plus judicieux de les former avant ?
C’est à ce prix que le citoyen travailleur pourra éviter les pièges de la corruption mais surtout la tentation de la démobilisation face à des employeurs prêts à tout pour défendre leurs intérêts individuels. Nous avons donc beaucoup à faire encore dans le domaine du travail. Le 1er mai devrait nous le rappeler, au lieu de nous transformer en joyeux fêtards à qui les employeurs se contentent d’offrir une fois par an, casquettes et t-shirts, repas copieusement arrosés et primes diverses, après avoir prononcé des discours où on se congratule avec hypocrisie. En ce 1er mai 2021, ce que nous offrons à tous les travailleurs togolais c’est cette phrase, dernières paroles d’August SPIES, un des condamnés pendus en 1887 : « Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui ».
Lomé, le 30 avril 2021