Qu’il me soit permis au début de cet article d’exprimer mes regrets de savoir à l’avance que la très grande majorité des Togolais qui résident sur le sol national ne pourront pas le lire dans son intégralité. En effet, si l’article lui-même peut être imprimé et partagé, il contient de nombreuses références à des vidéos et autres documents qui ne sont accessibles qu’aux lecteurs ayant un accès facile à l’internet. Autant dire que j’écris ces mots à l’intention des Togolais de la Diaspora et d’une mince poignée de ceux et celles qui vivent au Togo. Mais c’est l’écrasante majorité de ces Togolais qui ne peuvent pas me lire, faute de moyens, qui me las a inspirés.
Quelle que soit la langue que l’on considère sur la planète terre, rares sont les personnes qui la maitrisent au point de n’y jamais commettre une « faute » de locution ou d’écriture. Mais, que vaut une « faute » de Français à son auteur en Afrique, dans son aire dite Francophone ? Cette question anodine est à l’origine de l’’article.
La question mérite largement d’être posée et ceci, pour des raisons qui seront présentées plus loin. La réponse à cette question dépend, me semble-t-il, si je m’en tiens à ce que j’ai pu observer, de la personne qui la commet. Selon les caractéristiques visibles de son auteur, une « faute » de Français peut lui valoir la crucifixion, la simple indifférence, ou même l’admiration. Un Américain ou un Anglais qui commet une faute de Français au Togo, par exemple, peut curieusement paraître « cool » (comme le disent les américains) avec son accent new-yorkais ou londonien. La « faute » a beaucoup de chance d’être simplement prise pour la preuve même de son américanité ou de son exceptionnalité anglaise, et ceci sera encore plus vrai s’il s’agit d’un blanc qui commet ladite « faute ». Si un Français (blanc) commettait « une » faute de Français et au Togo, ma conjecture est qu’elle serait accueillie par la simple indifférence. Normal ! On ne peut, ainsi irait le raisonnement sous-jacent, en vouloir à un Français (blanc de surcroit) de faire violence à sa propre langue en Afrique noire !
Le cas le plus intéressant et qui sera discuté plus amplement ici est celui d’un Africain noir qui dit ou écrit une phrase de travers en Français (grammaticalement ou orthographiquement). Là, permettez-moi d’affirmer que nous sommes dans un tout autre monde ! Celui du crime imprescriptible, de l’offense suprême à la Langue (notez le « L » majuscule, s’il vous plait) et, par conséquent, de la crucifixion.
Tout en reconnaissant volontiers que ces conjectures ne sont que pures spéculations, j’ai la conviction que beaucoup de lecteurs conviendront avec moi que la réaction d’un Africain noir à une « faute » commise par un autre Africain noir en Français est souvent, bien trop souvent, sans appel. C’est de ce sujet que va s’occuper cet article.
Ce phénomène a certainement des origines coloniales. Mais elle est peut-être due aussi à une méconnaissance des rudiments d’histoire de la langue Française, méconnaissance qui se traduit alors par la mythification de cette langue. C’est donc en France même qu’il me paraît opportun de nous porter pour comprendre et commencer à déconstruire les mécanismes psychologiques sous-jacents au phénomène précédemment décrit.
Je prendrai deux grands noms de l’art de parler, d’écrire et de penser Français, comme le point de départ de mon analyse : René Descartes, le philosophe, mathématicien et physicien du 17-ème siècle et Georges Brassens, le plus français des chanteurs français du 20-ème siècle, si on en juge par la francité de son lyrisme.
La première chose qui frappe le lecteur moderne du Discours de la Méthodede René Descartes (que l’on peut trouver au lien https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Discours-de-la-m%C3%A9thode.pdf), c’est l’apparente sophistication du Français qui y est utilisé. Le livre tout entier donne l’impression que son auteur est de l’espèce d’un marquis qui l’écrit à l’intention d’un lectorat d’autres marquis, de comtes ou vicomtes aux esprits bien alertes, ou de je ne sais encore quelle noblesse en redingote. Il en est ainsi, malgré les détails dans la forme du discours que nous serions tentés de prendre aujourd’hui pour des « fautes » de Français. Pourtant, lisons ce que l’auteur écrit à propos de son usage même de la langue française :
« Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens; et pour ceux qui joignent le bon sens avec l’étude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je m’assure, si partiaux pour le latin, qu’ils refusent d’entendre mes raisons pour ce que je les explique en langue vulgaire. » (Page 45)
Le Français, une langue vulgaire ? Pour le commun des Africains noirs qui savent lire le Français, la question peut sonner comme une véritable provocation si elle ne constitue pas déjà un crime de lèse-majesté.
Georges Brassens, ne dit pourtant pas autre chose dans sa chanson Tempête dans un bénitier : (remarquez ici l’analogie avec la langue Arabe pour les musulmans non-arabophones)
Sans le latin, sans le latin,
La messe nous emmerde.
À la fête liturgique,
Plus de grandes pompes, soudain,
Sans le latin, sans le latin,
Plus de mystère magique.
Le rite qui nous envoûte
S’avère alors anodin,
Sans le latin, sans le latin,
Et les fidèles s’en foutent.
Ô très Sainte Marie mère de
Dieu, dites à ces putains
De moines qu’ils nous emmerdent
Sans le latin.1
Mais qu’est-ce donc ce mystérieux Latin, érigé ici en la Langue par excellence, celle dans laquelle les précepteurs de Descartes s’adressaient à lui et celle qui est la seule à même de porter la parole divine aux fidèles de l’église de la chanson de Brassens ? Eh bien sachez, chers Africains noirs, que bien qu’elle ait eu pour ancêtre l’Indo-européen, ce qui est aussi vrai pour d’autres langues comme l’Iranien, la langue latine a été en usage en Afrique bien avant que l’Europe ne s’en fasse sa langue savante et celle de Dieu. A ce sujet, Henri Tessier écrit ceci (Voir https://www.30giorni.it/articoli_id_3535_l4.htm) :
« Les plus anciennes œuvres de théologie chrétienne en latin qui nous soient parvenues n’ont pas été écrites en Italie, en Espagne, en Gaule, ou en Dalmatie, mais elles nous viennent de Carthage. »2
Carthage (En Latin: Carthago) est l’ancien nom de la Tunisie et il est important de rappeler ici qu’au deuxième siècle de notre ère, les populations de la Tunisie n’étaient pas arabophones, les Arabes n’ayant envahi le Maghreb qu’après la naissance de l’Islam au 7-ème siècle. Après la troisième des guerres dites puniques (c’est-à-dire les guerres opposant Rome à Carthage) et la destruction de Carthage, en 146 avant notre ère, les Romains s’installent en Afrique, ce qui fait de l’Afrique, comme le souligne Aurélie Delattre,
« l’une des régions les plus anciennement annexées par Rome après l’Italie. »3 « La romanisation de l’Afrique, poursuit cet auteur, se révèle particulièrement forte, ce dont témoigne l’accession à la tête de l’Empire d’un Africain, Septime Sévère, à la toute fin du IIe siècle et le nombre des intellectuels africains dont nous avons gardé des œuvres. Le plus célèbre d’entre eux est sans doute Saint Augustin, mais on peut citer également Apulée ou Saint Cyprien. »
L’ethnicité de ces Carthaginois d’alors et dont les descendants seront désignés plus tard par les historiens et anthropologues européens, sans distinction comme les « Berbères », demeure aujourd’hui encore un sujet de débat. Un débat d’autant plus important que la manie des anthropologues européens (surtout ceux du 19-eme siècle) d’avoir blanchi toutes les populations d’Afrique ayant joué un rôle d’une quelconque importance (à leurs yeux) dans l’histoire, est maintenant un fait bien établi. Les lecteurs intéressés peuvent se reporter à l’analyse suivante (en Anglais) de John Henrik Clarke sur Carthage : http://www.blackhistoryheroes.com/2012/07/hannibal-barca-of-carthage-north-africa.html
Si l’on se réfère à Pierre Grimal, La littérature latine, Paris, PUF (coll. « Que sais-je ? », no 327), 1-ère édition, 1965, l’Afrique est restée un grand pôle de la littérature latine, longtemps après l’adoption du Latin par les Gaulois :
« [d]ans la lente décomposition de la littérature latine, une province de l’Empire semble avoir opposé une résistance plus longue que les autres. Au Ier siècle apr. J.-C., l’Espagne s’était révélée comme un réservoir de talents. Au IIe siècle, ce rôle appartient à l’Afrique. »
C’est dire donc que le latin a eu une vie bien remplie sur le continent africain avant de s’aventurer en Gaule pour y devenir la Langue de référence par rapport à laquelle le Français est considéré une langue vulgaire, au sens d’être une langue parlée par le peuple et non la langue des savants.
Pour Pierre de Labriolle aussi, « c’est l’Afrique du Nord qui, pendant près de trois siècles, a donné à la littérature chrétienne la plupart des écrivains qui l’ont illustrée. L’Afrique a été, jusqu’au IVe siècle, le foyer de la pensée chrétienne occidentale. » (Histoire de la littérature latine chrétienne, Paris, Les Belles Lettres, 1924, p. 79 https://ia802607.us.archive.org/23/items/histoiredelalitt00labr/histoiredelalitt00labr.pdf)
Les historiens relèvent des traces du latin en Afrique jusqu’au 15-ème siècle, comme le note Jean-Louis Charlet, un chercheur de l’Université d’Aix-Marseille qui résume son article publié en 1993 comme suit :4
« L’humaniste romain Paolo Pompilio (vers 1455-1491) a laissé dans ses Notationes (Vat. lat. 2222, f° 120 r-v) quelques observations intéressantes sur des traces de latinité en Afrique au XVe siècle (lingua franca à Jerba [ ?] latin [ ?] dans la région de Gafsa, des Nementcha et de l’Aurès) et sur le dialecte grec parlé par les Choriates aux abords de Constantinople (dialecte qui compte plus de trois cas). »
Au bilan de l’histoire, peu importe que cette Afrique du Nord des 4 premiers siècles de notre ère fût blanche, noire ou d’une autre couleur. Le seul fait établi qui est rappelé ici concerne l’antériorité de l’Afrique par rapport à une bonne partie de l’Europe (qui inclut la Gaule), dans l’usage du Latin. Ce fait me paraît important à souligner pour au moins une raison : les Africains, noirs ou pas, ne doivent pas percevoir le Latin comme une langue mythique savante et universellement européenne, puisque ceux du nord l’on parlée et y ont produit une littérature importante bien avant que la plupart de ces Européens, y compris les Français, ne l’adoptent comme la langue de leurs savants.
Notons ici, en passant, un fait intéressant : dans son ouvrage intitulé Les Racines Bantoues du Latin, Editions BiToPo, 2012, le Congolais d’origine angolaise, Melo Nzeyitu Josias, soutient la thèse d’un processus important d’emprunt de mots Bantou par le Latin, les langues africaines constituant les plus anciennes que l’humanité ait connues. Précisons toutefois que l’auteur n’affirme nullement l’existence d’une parenté génétique entre Le Latin et les langues Bantou. Il ne parle que d’emprunts. Aux lecteurs intéressés, la vidéo https://www.youtube.com/watch?v=3o8_EPBWui4 est une source supplémentaire d’informations afférentes.
Pour résumer ce que j’ai écrit jusqu’ici et dont l’objectif essentiel est la démythification de la langue Française dans l’esprit des Africains, je dirais ceci : (i) cette langue a quelquefois été décrite par des Français de renom comme une langue vulgaire, comparée au Latin, (ii) le Latin, lui-même, a séjourné en Afrique et y a produit une littérature d’envergure longtemps avant de passer en France.
À ce résumé, il convient d’ajouter les faits notables suivants.
Historiquement, ce n’est qu’au 14-ème siècle, en octobre 1330, que le Français, plus précisément le Français de Paris, fut fait la première langue du roi, notamment par Philippe VI.
Par ailleurs, comme souligné dans l’article de Gérard Vigner, Depuis quand enseigne-t-on le Français en france ?Du sermo vulgaris à l’enseignement du français langue maternel,5
« les locuteurs monolingues de français ont été minoritaires en France jusque dans le premier tiers du XIX e siècle; » et «la plupart des Français sont bilingues jusque bien en avant dans le XIX e siècle. »
En fait, selon le même auteur, le contexte dans lequel la langue française se formait était caractérisé par
«l’infinie variété des parlers maternels, de langue d’oïl ou de langue d’oc, ou de tous les vernaculaires français parlés dans les milieux populaires urbains »
Enfin, d’après le même auteur,
« il n’est pas exagéré de dire que jusque dans les débuts du XX e siècle, le français à l’école primaire fut enseigné comme une langue seconde, au moins dans la plus grande partie des écoles rurales et des écoles urbaines des quartiers populaires. »
Les Africains doivent surtout retenir qu’il n’y a rien de spécial concernant la langue française telle qu’elle est parlée et écrite aujourd’hui, mis à part le fait qu’elle ait été codifiée et imposée par des lois. Ainsi, chacune des réactions schizophréniques des Africains à une « faute » de Français quand elle est commise par l’un des leurs n’est, pour ainsi dire, que la sacralisation inconsciente des lois ayant codifié le Français dans la forme que nous lui connaissons depuis le colonialisme, c’est-à-dire depuis la violence sous laquelle nos esprits ont été formatés pour donner cette place spéciale à ce qui, somme toute, n’est qu’une langue parmi d’autres.
Car les méthodes de fixation de cette langue dans les esprits ont historiquement été, corporellement et psychologiquement, violentes et avilissantes, en France même d’abord, avant d’être appliquées en Afrique dans le contexte plus déshumanisant de la violence coloniale. Pour illustrer, ne serait-ce que la partie visible de l’iceberg de cette violence quelque peu partagée, comparons deux témoignages, l’un d’un Breton et l’autre d’un Togolais.
Voici les propos d’un jeune Breton ayant fréquenté l’école française dans les années 1960 (témoignage que l’on trouve à l’adresse internet https://www.axl.cefan.ulaval.ca/afrique/symbole-signal.htm)
« À cette époque, le symbole était un morceau de fer pour mettre sous les sabots des chevaux. On le donnait au premier qui arrivait et qui parlait breton et ensuite, quand celui-ci trouvait un autre qui parlait breton, il le lui donnait. Comme ça, toute la journée. À la fin de la journée, le dernier attrapé par le symbole était mis en pénitence et il devait écrire en français: «Je ne parlerai plus jamais en breton», cinquante ou cent fois. Celui qui était pris souvent restait à l’école après 16 h 30, pendant une heure ou une demi-heure dans le coin de la salle. »
À ce poignant témoignage, ajoutons la description que fait l’auteur togolais Mawusi Agbedjidji du système avilissant et abrutissant du « signal » employé pendant longtemps dans les écoles françaises d’Afrique pendant et après la colonisation (Voir le site https://www.rfi.fr/fr/emission/20190825-mawusi-agbedjidji-togo-transe-maitres-ca-va-le-monde-rfi )
La pièce de Mawusi Agbedjidji raconte l’histoire du « signal », ce tristement célèbre collier de punition que devait porter tout élève qui osait parler une langue autre que le Français dans l’enceinte de l’école. Elle a été lue au Festival d’Avignon (se reporter au lien https://www.artcena.fr/textes-laureats/transe-maitres) et sa représentation scénique peut être visualisée sur YouTube au lien (https://www.artcena.fr/textes-laureats/transe-maitres).
Aujourd’hui, la plus évidente manifestation de l’aliénation linguistique dans l’Afrique dite francophone se trouve sur les réseaux sociaux qu’inondent des torrents de vidéos, les unes pour rire d’un mécanicien qui, o sacrilège, prononce mal un mot français ; d’autres pour se gausser de cette passante qui a osé dire « le table du maison » ; d’autres encore pour montrer ce garçon en haillons qui lance un « tu me t’aimes » à une fille, etc.
Cette forme d’aliénation est ce que j’ai appelé dans le titre, « le syndrome du Gaulois noir » et que je définis comme le comportement instinctif, irrépressible et hystérique d’un africain (noir) devant un autre africain (noir) lorsque ce dernier commet la moindre « faute » de Français, réaction qui conduit le premier à presqu’automatiquement cataloguer le second comme un idiot et/ou un ignorant.6
Ces vidéos qui circulent sont censés nous faire rire, mais il suffit d’un court moment de réflexion pour réaliser que ces séances de rire collectif ne font que révéler le statut que la langue française a dans l’esprit des Africains, noirs surtout. Comme déjà mentionné, une faute de Français qu’un Français blanc, un Anglais ou un Américain commet en Afrique noire est un non-évènement. En revanche, un noir, fût-il plus savant que Diop lui-même, qui commet la moindre « faute » de Français sera invariablement, bruyamment et agressivement indexé par d’autres noirs. Si le « fautif » est une figure publique, sa « faute » devient alors la preuve même de son incompétence.
Une bonne illustration de ces faits est donnée par la page suivante de la chaîne française France 24 intitulée
« Congo-Brazzaville : florilège de fautes de français sur les affiches électorales »7
Ce titre, on le devine, résume les réactions des Congolais aux « fautes » de Français commises sur des affiches électorales en 2018 au Congo. D’après ce que rapporte la chaîne française, pour le plaignant, (dont le nom sonne bien congolais),
« qui a interpellé la rédaction des Observateurs de France 24 à ce sujet, ces fautes à répétition interrogent sur les compétences des futurs députés et nuisent au sérieux des élections. »
Ce Gaulois noir affirme
« J’ai bien peur que nos députés soient des gens qui n’aient ni les compétences ni l’étoffe pour cette fonction ! »
Ainsi, il mesure et devine la compétence et l’étoffe des futurs députés aux « fautes » de Français constatées sur leurs affiches électorales. Même si toute extrapolation de la réaction de ce monsieur à des situation hypothétiques serait spéculative, on ne peut s’empêcher de se demander quelle appréciation il aurait faite a priori sur la compétence et l’étoffe des candidats si les affiches avaient carrément été en Lingala ou Kituba avec une transcription dans l’alphabet français, par exemple. Sans émettre aucun jugement sur les candidats en question, il me semble parfaitement légitime de se demander pourquoi des députés Africains devraient bien parler ou écrire le Français pour être compétents ou représentatifs de leurs élus ? C’est là une question qui mérite qu’on y réfléchisse. Et profondément !
En quoi le syndrome du Gaulois noir traduit-il une tare de l’esprit ? D’abord il trahit la croyance du Gaulois noir en la « perfection » en tant que langue du Français conventionnel (c’est-à-dire, du Français imposé par des lois). Ne devrions-nous pas, pourrait-on entendre le Gaulois noir s’exclamer, respecter ce Molière qui, pour avoir hissé la langue française si haut, est maintenant célébré comme Le Molière Imaginaire par les jeunes élèves Français de toutes les couleurs ? Prenez s’il vous plait quelques minutes pour regarder la vidéo https://www.youtube.com/watch?v=gTvvLADRTOg et imaginez, les yeux fermés, des élèves Africains célébrant ainsi la littérature noire en langues africaines.
La contrepartie de la croyance en la perfection de la langue de l’ancien colon, c’est, bien évidemment, la perpétuation de la croyance en l’imperfection, voire la médiocrité des langues africaines dans lesquelles baigne le Gaulois noir malgré lui . Or, dévaloriser sa propre langue et, par conséquent, dévaloriser le socle même et le véhicule de sa propre culture, c’est se haïr pour ce que l’on est. Ce que l’on est et que l’on ne peut pas défaire !
Plus grave encore, c’est croire que sa propre langue est incapable de servir de véhicule des connaissance supposées être propres à la langue vénérée. Celle-ci devient psychologiquement et de facto la langue de référence et la langue des décisions de grande portée. N’est-ce pas là, spéculons un peu, le véritable but recherché par l’institution internationale de la francophonie ? En tout cas, ses conséquences néfastes sur la vision fondamentale que nous avons de nos langues ne sont pas difficiles à imaginer.
Le complexe dont le Gaulois noir devient le prisonnier peut donc le conduire à s’aliéner dangereusement par rapport à sa langue maternelle et l’en éloigner, générant ainsi, puisqu’il ne peut se défaire de sa société, un autre complexe vis-à-vis de sa propre langue. Ce dernier complexe vient ainsi de la pauvreté de la connaissance qu’il a de sa propre langue et de la culture qui s’y est fossilisée depuis des siècles et des millénaires. Ainsi, il se trouve pris en tenaille entre deux complexes, tout instruit qu’il est convaincu d’être.
Sur un ton plus provocatif, je prierais les lecteurs qui se croient à l’abri du syndrome du Gaulois noir de méditer l’exemple suivant qui concerne l’épisode des « mots de quatre mots » d’un certain général qui, peut-être, avait voulu donner à une élocution, une profondeur philosophique « toute française ». Le résultat, nous le connaissons tous et en avons tous ri. Ri de notre denture la plus blanche et la plus rouge de kola ! Tout comme nous avions jadis ri de l’autre fameuse phrase « C’est nous qui détient le pouvoir » du généralissime défunt, à son retour d’Abuja, un peu avant la Conférence Nationale Souveraine, pour ceux qui s’en souviennent encore. Mais, après tous ces rires, un certain nombre de questions surgissent à propos de l’égalité
« PAIY=PAIX », bien fameuse, non pas seulement pour son incorrection au regard du Français conventionnel, mais aussi et surtout pour l’opportunité qu’elle a donnée à tout un pays de rire de (et malgré) ses douleurs. En voici quelques-unes :
De quoi (et non « de qui ») nous moquons nous ? De quoi notre réaction est-elle la plus symptomatique ? Du niveau d’intelligence – supposé bas – de ce général ou, par le fait même de mesurer cette intelligence implicitement en unités de « Bon-Français », du complexe que nous faisons devant la langue française ? Notre bruyant rire a-t-il été pour nous une manière de pourfendre ou dénoncer l’incompétence et le manque d’étoffe de ce général ? De quelle incompétence ? De son incompétence dans quelles matières ? Dans quels domaines ? Quelle différence cela aurait-il fait d’entendre ce même général s’exprimer dans le « bon » Français des professeurs des facultés de langues ?
Pour mesurer en toute honnêteté notre apparente fixation sur l’intelligence que nous espérons d’un bourreau, ne devrions-nous pas conclure, sur la base de la redoutable efficacité de leurs stratégies de terreur, que ce général et le régime qu’il sert ont fait la plus belle démonstration de leur intelligence, certes macabre, dans leur mission de perpétuation du régime militaire oppressif ? Ce monstre, le meurtrier connu de l’innocent garçon de 11 ou 12 ans, aura-t-il réussi au moins la prouesse de faire rire les Togolais malgré ses nombreux crimes restés impunis ? N’est-ce pas là un exemple de distraction de tout un pays, voire de noyade, dans des anecdotes sans conséquences sur la rectitude d’une langue, en l’occurrence le Français, langue que nous idéalisons chaque jour un peu plus dans nos subconscients ?
Pour ceux et celles que ces questions ont laissés pantois, je précise qu’elles ne sont nullement posées pour justifier, défendre ou même comprendre l’équation fausse du général. Elles concernent essentiellement la finalité du « bien parler Français » et suscitent, elles-mêmes, une interrogation principielle. Un bourreau doit-il faire rire ?
Le simple bon sens suggère que parler « bien » une langue est une chose désirable en soi, à la condition (et c’est ce qui motive les guillemets autour du mot « bien ») de comprendre qu’une langue est un système évolutif de signes vocaux, graphiques ou gestuels, système qui permet la communication entre les individus. Donc, parler bien le Créole haïtien a essentiellement le même sens que parler bien le Français parisien, marseillais, québécois, dakarois, loméen, de Dapaon, de Cocodi ou de Yopougon à Abidjan. Tout ceci confère un sens totalement relatif à l’adjectif « bien » dans l’expression « parler bien » ; relatif au lieu géographique, au contexte, au milieu social, à l’histoire, etc.
Les dimensions de la capacité qu’elle offre aux humains de communiquer sont les seules mesures qui vaillent d’une langue humaine. Rien d’autre !
La dynamique d’une langue donne toujours lieu à des néologismes et des réappropriations locales. Le mot « essencerie », par exemple, a pris naissance au Sénégal. Le verbe “s’ambiancer”, né en Afrique, est aujourd’hui couramment utilisé dans la France européenne (pour éviter d’écrire « la France métropolitaine », expression que je trouve abusive). Bien de mots comme « camembérer », « cadonner », «caïmanter », ou des expressions comme « faire palabre », « être gaou », sont authentiquement africains et font, par conséquent, ou devrait faire partie de notre Français « bien parlé ».
Cet aspect du sujet ne concerne d’ailleurs pas que la langue française. Les langues, d’une manière générale, se font et se défont au gré de leurs rencontres. Il en est ainsi par exemple des rencontres entre l’Arabe et certaines langues d’Afrique noire. En guise d’illustration, reportons-nous à ce paragraphe d’un article d’Ely Mustapha : (https://cridem.org/C_Info.php?article=728341),
« … aujourd’hui encore « L’adjami (en arabe عجمي ʿaǰamī) est un ensemble d’alphabets dérivés de l’alphabet arabe, utilisés en Afrique. Ces alphabets ont été ou sont encore utilisés en Afrique de l’Ouest, pour l’écriture de l’haoussa, du peul, du wolof, du diola-fogny et de plusieurs langues mandingues comme le mandinka, le bambara et le dioula, et en Afrique de l’Est pour l’écriture du swahili ou du somali. »
Dans les langue citées, l’utilisation de ces alphabets dérivés est donc un exemple de la fossilisation d’éléments de la langue arabe dans certaines langues de l’Afrique noire. Notons d’ailleurs qu’entre le Swahili et l’Arabe les emprunts ont constamment eu lieu dans les deux sens au cours de l’histoire.
Un aspect de la question débattue concerne l’accent d’une personne (en Français), qui peut l’avoir acquis par un séjour prolongé dans le milieu où le Français est parlé ou par naissance dans ce milieu. Plus problématiquement, l’accent peut aussi résulter d’une imitation plus ou moins forcée (exercice bien connu sous le vocable de « chokobi »). Il ne s’agit pas pour moi de diaboliser les accents des uns ou des autres, mais de dire que tout accent forcé dans quelque langue que ce soit me parait révélateur d’un complexe aussi futile que nuisible, que le locuteur développe par rapport à cette langue.
Dans le contexte Africain de la langue française, il est impératif de toujours garder à l’esprit que le Français n’a jamais été pour nous une langue d’adoption. Elle nous a toujours été imposée, par la force la plus brutale. Dans ces conditions, elle est tout au plus pour nous aujourd’hui une arme de communication. Pas un don du colon ou du néo-colon. Car, dans sa quête de vassalisation d’un peuple, l’oppresseur, à son insu et malgré lui, cède toujours à l’opprimé, les armes de sa libération de l’oppression. C’est là, une loi de la logique et la dynamique de l’oppression sociale que rien n’est jamais venu démentir. A ce sujet, le lecteur peut consulter la vidéo intéressante suivante intitulée
« Quand les Africains Firent du Latin une Langue “Butin de Guerre” ! » et disponible à l’adresse Web https://www.canal-u.tv/video/manioc_bibliotheque_numerique_caraibe_amazonie_plateau_des_guyanes/quand_les_africains_firent_du_latin_une_langue_butin_de_guerre.21233
Les problèmes que pose notre subjugation à la langue française sont en fait, de la même essence que ceux dont la France, elle-même, se plaint dans la position défensive qu’a le Français dans le monde et, en particulier, par rapport au monde anglo-saxon. Pour comprendre les analogies sous-jacentes, considérons par exemple le récent livre de l’écrivain, poète, et dramaturge Alain Borer, au titre évocateur de
“Speak White!” Pourquoi renoncer au bonheur de parler français ?
paru chez Gallimard en Avril 2021, et dont quelques pages peuvent se lire à l’adresse Web https://www.francophonie-avenir.com/Archives/Alan_Borer_SPEAK_WHITE_pourquoi_renoncer_au_bonheur_de_parler_francais.pdf .
Les gémissements de cet auteur dans l’ouvrage indiqué expriment parfaitement (à propos du Français), ce qui devrait être la préoccupation des Africains pour leurs propres langues. Les mots de présentation du livre sont plus qu’édifiants, à cet égard :
« Aujourd’hui, la langue française est en passe de s’effondrer en une sorte de dialecte de l’empire anglo-saxon — ce qui implique un autre Réel, autant qu’un infléchissement collectif des visions du monde et des relations humaines, dont aucun politique, semble-t-il, n’a la première idée.
« Speak white !», partout résonne l’injonction de parler la langue du maître : nous soumettrons-nous ? Mais pourquoi renoncer au bonheur de parler français ? »
Après la sortie du livre, et au cours d’une entrevue sur franceinfo avec Alain Borer (https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/regard-sur-l-info/regard-sur-l-info-la-langue-en-etat-deffondrement-ne-se-transmet-plus_4385561.html ),
Thomas Snégaroff lui pose la question suivante :
« Vous choisissez un titre anglais : “Speak White” pour défendre notre langue. Quel est le sens de ce titre ? »,
Question à laquelle, Alain Borer répond ceci :
« C’est l’obligation que les patrons anglais faisaient aux ouvriers français au Québec jadis, de “parler blanc”, c’est-à-dire la langue du maître. Il semble que les Français aujourd’hui suivent cette objurgation, du gouvernement à la population tout entière. »
Amusons-nous à substituer nos mots propres (c’est-à-dire ceux que nous dictent notre perspective et nos intérêts africains) à quelques-uns des mots de l’auteur dans sa réponse et voyons ce que cela donne (les mots substitués sont en caractères italiques et gras) :
« C’est l’obligation que les colons françaisfaisaient aux élèves africains en Afrique jadis, de “parler blanc et Français“, c’est-à-dire la langue du maître. Il semble que les Africains aujourd’hui suivent cette objurgation, du gouvernement à la population tout entière. »
Le résultat n’est-il pas probant à la fois par sa grande pertinence et par son actualité ? Face à la Francophonie, les Africains ne devraient-ils pas écrire, à leur tour, un ouvrage collectif et l’intituler (les coûts de plagiat mis de côté)
« Parlez Français !», partout résonne l’injonction de parler la langue du maître : nous soumettrons-nous ? Mais pourquoi renoncer au bonheur de parler Africain ? »
Comme on peut aisément le constater, la dénonciation de la violence faite jadis à la langue française par les puissances qui vassalisaient des Français et la résistance farouche du citoyen français (à l’instar d’Alain Borer) à la prépondérance actuelle de l’Anglais dans le monde, comparée au Français, ne l’empêchent manifestement pas de passer sous silence le fait que son pays inflige aux Africains et à leurs langues, les mêmes sévices qu’il dénonce, et ce, au nom d’une Francophonie dont la France ne cesse de vanter les « mérites ».
La constante morale qui semble donc caractériser le mieux la vision que l’état Français a de sa place dans le monde, est le rejet systématique de l’éthique de réciprocité que représente la Règle d’or dont le principe est de ne point faire aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Souvenez-vous, en effet, et ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres, de ce qui lui fut imposé hier par les Nazis en matières monétaires et qu’elle combattu avec l’aide massive des Africains, dont elle usa aussi de leurs pays comme son refuge. Une fois libérée, elle n’hésita pas à se réapproprier les mêmes outils de subjugation et à les appliquer méthodiquement contre les mêmes Africains sous la forme d’une monnaie coloniale, encore en cours sous le régime néocolonial. Cette vision typiquement prédatrice dans laquelle l’Afrique serait le lieu de repli pour la France quand est submergée est parfaitement transparente dans le cynisme du passage suivant du livre d’Alain Borer.
« Nous devons au moins préserver ce que nous sommes pour garder la chance de devenir différents un jour », suppliait Camus. Que faire ? D’abord nous dépolluer nous-mêmes de l’anglobal et de l’anglolaid. Nous opposer systématiquement aux collabos publics. Rejoindre les associations de défense de la langue française qui mènent des actions en justice. Il n’y a que les ornithologues pour ne pas s’en étonner : les oiseaux aussi nous écoutent et nous imitent, il y a une francophonie du ciel, et les hirondelles qui sont nées en France choisissent de passer l’hiver en Afrique francophone… Un jour, si les collabos l’emportent, nous serons quelques-uns à ne flûter la langue française que pour faire plaisir aux hirondelles.
En matière linguistique, le scenario est le même. Il est à déplorer, en effet, que l’analogie faite plus haut entre, d’une part, la position défensive du Français par rapport à l’Anglais et, de l’autre, la position privilégiée que s’est arrogée le Français par rapports aux langues africaines en Afrique même, n’ait apparemment pas effleuré l’esprit de cet auteur. Le cynisme du passage cité de son ouvrage envers l’Afrique ne peut donc que nous interpeller, nous Africains, sur l’urgence de protéger nos propres langues.
Pour clore cet article, quelques mots de clarification me semblent indispensables. Mes propos ici ne sont nullement une invitation ou un appel lancé à l’Afrique de s’éloigner du Français, ni à bannir la langue française de notre univers, encore moins à lui substituer d’autres langues importées. Mais il me semble important de décoloniser nos esprits en les libérant au minimum des chaînes du syndrome du Gaulois noir et en travaillant plutôt à reléguer le Français à sa juste position dans nos pays, à savoir, la position d’une langue secondaire parmi d’autres, nos langues propres passant au rang de langues principales et nationales.
Loin d’être une invitation à parler l’Anglais, le Russe ou le Mandarin plutôt que le Français, ces notes qui ne s’adressent même pas à la France et aux Français sont un appel à un réveil, linguistique entre autres, de l’Afrique Noire dite francophone. Nos langues africaines, ne nous y méprenons pas, sont en danger et ne sont encore en vie que grâce à la jeunesse de nos populations. Le danger qu’elles courent ne sont ni en France, ni en Amérique ou en Asie, mais en Afrique même, dans les subconscients des Gaulois noirs. Nous sommes tous des Gaulois noirs.
Soiliou Daw Namoro.
Economiste. USA.
1 Voir la page internet https://lyricstranslate.com/fr/georges-brassens-temp%C3%AAte-dans-un-b%C3%A9nitier-lyrics.html
2 Carthage (En Latin: Carthago) est l’ancien nom de la Tunisie et il est important de rappeler ici qu’au deuxième siècle de notre ère, les populations de la Tunisie n’étaient pas arabophones, les Arabes n’ayant envahi le Maghreb qu’après la naissance de l’Islam au 7-eme siècle. L’ethnicité de ces populations désignées plus tard par les historiens et anthropologues européens, sans distinction comme les Berbères, demeure encore un sujet de débat.
3Aurélie Delattre, « L’Afrique dans la poésie latine d’Ennius à Corippe. De la géographie à la poétique. », Sciences humaines combinées [Online], 10 | 2012, http://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=277
4 Charlet Jean-Louis. Un témoignage humaniste sur la latinité africaine et le grec parlé par les « Choriates » : Paolo Pompilio. In: Antiquités africaines, 29,1993. pp. 241-247; doi : https://doi.org/10.3406/antaf.1993.1220 https://www.persee.fr/doc/antaf_0066-4871_1993_num_29_1_1220
5 Dans Éla. Études de linguistique appliquée 2001/3-4 (n° 123-124), pages 425 à 444. https://www.cairn.info/revue-ela-2001-3-page-425.htm
6 Voire un handicapé mental.
7 https://observers.france24.com/fr/20170710-congo-brazaville-florilege-fautes-francais-affiches-electorales