La Danse des scorpions est le titre de la dernière pièce de théâtre de Well Dogbatse publiée chez l’éditeur Awoudy. Le titre a des airs d’oxymore en opposant danse (la joie) et scorpions (la mort).
La lecture ne dément pas cette première impression au sujet de la titrologie. Parmi les cinq personnages de la pièce, trois sont, si l’on peut dire, de la race des scorpions : Pharaon, le dictateur ubuesque ; Général 24 Etoiles, son bourreau sanguinaire ; Jézabel, une pute de luxe complice et maîtresse du dictateur dont elle est la nièce.
A l’opposé des scorpions, il y a le héros, Coiffeur, un ancien leader étudiant devenu coiffeur et opposant farouche du régime. Pénis, son ami, est un enseignant corrompu qui l’a vendu au système et qui est taraudé par le remords, lequel remords qui le conduira au suicide.
En affublant ses principaux personnages de noms caricaturaux, Well Dogbatse en fait des clichés, des rôles aux comportements prévisibles et stéréotypés. Il s’agit d’un choix esthétique qui montre à quel point la tyrannie dévalue l’humanité réduite à la fonction d’automates. Quel est l’enjeu ? Quand on usurpe le pouvoir, on prend tout, on privatise le pays, on le pille et les êtres humains sont réduits à des objets que l’on peut acheter, jeter ou détruire selon les intérêts, les situations, les caprices du moment.
La Danse des scorpions est une pièce sur le pouvoir politique. Pouvoir qui demeure la principale préoccupation des peuples africains néo-colonisés, car de lui dépend le développement du pays. Or presque partout, ce pouvoir sans bornes ne génère que la misère, la tyrannie, le vol et la bêtise.
Le pouvoir qu’incarne le dictateur Pharaon est illégitime. Il prétend avoir été élu à vie alors qu’il n’est qu’un despote voyou sans foi ni loi. Il ne peut pas prononcer une phrase sans que ne sorte ce leitmotiv « Le roi, c’est moi » qui pourrait être son surnom. C’est le signe de son illégitimité, car il a peur qu’on ne lui arrache le pouvoir que son père dictateur lui a légué. L’autre phrase qui est aussi un leitmotiv qui complète le premier est : « N’oublie jamais ça ». Cette obsession maladive quant à sa sécurité et sa longévité est le propre de la psychologie des dictateurs dont le pouvoir s’appuie, comme des béquilles, sur des fusils et des canons. La pauvreté du discours redondant de Pharaon et de son sbire Général 24 Etoiles, est l’expression de leur aliénation par le pouvoir, un pouvoir volé, hostile au peuple et vécu comme une drogue. Le discours est fait de menaces, d’intimidations et de corruption. Toute volonté rétive est emprisonnée, fusillée, ou achetée. L’extrême pauvreté du langage des trois personnages qui incarnent les scorpions est leur absence de vision et de projet par rapport au défi de la gouvernance. La nature corrompue, bouffonne et criminelle de ce pouvoir est une atteinte à la morale et à la raison. Jézabel a su jouer sur tous les tableaux pour éliminer Pharaon et Général 24 Etoiles qui ne connaissent que la force brute. Elle les a trahis et assassinés, confirmant, de la sorte, le fait que la tyrannie est un monstre qui dévore ses propres enfants.
Pénis, l’enseignant corrompu, dont le nom peut être interprété, au-delà du sexe, comme celui qui est attiré par les séductions du pouvoir et qui est incapable de contrôler sa libido débraillée, laquelle le ruinera et en fera une proie toute désignée pour le régime qui l’incitera à vendre son ami Coiffeur, est un individu qui a vendu son âme au diable.
Le héros de La Danse des scorpions, Coiffeur, est l’image de la victime innocente accrochée à ses valeurs. Mais c’est un idéaliste qui est prêt à périr pour défendre ses convictions et son intégrité malgré la misère dans laquelle il vit comme en témoignent ses vêtements usés.
Pénis, l’enseignant, et Coiffeur, à l’opposé des scorpions, forment, au départ, un couple ami qui symbolise le mal et le bien. C’est un couple perçu comme un oxymore. En effet, dans les situations politiques où règne un régime policier, les élites se distinguent souvent par leur opportunisme et leur corruption en dépit de leur discours favorable à la démocratie, à la liberté et à la bonne gouvernance. A l’instar de Pénis, le pouvoir exploite leurs faiblesses, car ils veulent rouler carrosse et collectionner les maîtresses. Les remords de Pénis représentent l’hypocrisie qui les empêche d’assumer leur trahison et leur reniement. Riche matériellement mais pauvre moralement. C’est une ordure. Well Dogbatse a déjà abordé cette thématique du pouvoir mettant en scène des cadres corrompus dans sa première pièce Les Vendeurs d’âme édité chez Awoudy.
Le style de Dogbatse, dans cette pièce, est caractérisé par la vulgarité. Les mots sont crus, il appelle un chat un chat sans concession pour la pruderie. Dogbatse recourt beaucoup à l’usage de la parataxe (absence de lien logique entre les phrases), aux clichés discursifs et aux jeux de mots. Cette construction ludique se manifeste surtout par l’organisation de phrases à partir de titres d’ouvrages de la littérature togolaise et africaine.
Well Dogbatse a livré aux lecteurs une vision théâtrale des monstres qui exercent le pouvoir politique en Afrique comme s’il s’agit du jeu d’une pièce de théâtre. Ce théâtre du pouvoir, malgré son allure pessimiste, est un cri d’espoir pour se débarrasser de cette engeance méprisable et parasitaire qui a pris les pays africains en otage.
La dérision est une arme puissante pour ruiner l’arrogance des médiocres. Le langage ludique est une expression de l’esthétique théâtrale de Dogbatse. Mais on peut regretter qu’il n’ait pas suffisamment exploité le personnage qu’il a appelé Le Raconteur et dont il aurait pu se passer sans ruiner sa pièce.
Par
Prof Togoata Apedo-Amah