Au Togo, la répression en héritage

Manifestations interdites, activistes espionnés, journalistes harcelés… Le Togo de Faure Gnassingbé s’illustre par une gamme variée de violations des droits humains et de restrictions des libertés et de l’espace civiques qui rappellent la dictature de son père, Gnassingbé Eyadéma. Ceux qui subissent la répression au quotidien témoignent.

Tel père tel fils. Au fil des ans, Faure Gnassingbé, qui a succédé à son père à la tête du Togo en 2005, a durci son régime comme l’avait fait avant lui Gnassingbé Eyadéma, au pouvoir entre 1967 et 2005. Après une légère décrispation au début des années 2010, la répression de l’espace civique est redevenue la norme ces dernières années. Dans un rapport publié le 14 novembre 2022, le collectif Tournons la page (TLP), qui milite en faveur de l’alternance démocratique et de la bonne gouvernance dans une dizaine de pays africains (dont le Togo), estime à au moins 546 le nombre de personnes arrêtées pour leurs opinions entre août 2017 et octobre 2022. Certaines d’entre elles ont été torturées en détention. D’autres, au moins onze, en sont mortes.

La liste des mesures liberticides ne s’arrête pas là : durant la même période, TLP a dénombré 18 assassinats par les forces de défense et de sécurité, 10 suspensions de journaux, plusieurs coupures du réseau internet, de nombreux cas d’écoutes téléphoniques et 29 interdictions de manifestations… Tout cela dans une totale impunité.

Rien que depuis 2020, au moins une dizaine de manifestations ont été interdites ou réprimées par le pouvoir togolais, sous des motifs divers. Lutte contre la propagation du coronavirus, combat contre le « terrorisme » : tous les prétextes sont bons pour entraver l’activisme de l’opposition et de la société civile. Pendant ce temps, le pouvoir et les associations qui gravitent autour sont libres de faire ce qu’ils veulent. Une politique du « deux poids deux mesures » dénoncée par nombre d’observateurs.

LA RUE INTERDITE À L’OPPOSITION

Une des principales victimes des interdictions systématiques de manifester depuis l’élection présidentielle de 2020 (remportée dès le premier tour par Faure Gnassingbé avec, selon les résultats officiels, 72,36 % des suffrages), la Dynamique Monseigneur Kpodzro (DMK), une coalition qui avait soutenu lors de ce scrutin l’ancien Premier ministre Agbéyomé Kodjo, aujourd’hui en exil, croit à une manœuvre du régime pour l’empêcher de revendiquer sa victoire. « Ils savent qu’ils ont fait un coup d’État électoral et que les populations peuvent se rebeller à tout moment pour revendiquer leur victoire », veut croire Gérard Adja, coordinateur général adjoint de ce regroupement politique. Ce dernier dénonce une « exploitation politique » de la pandémie du Covid-19 et du « terrorisme ». Selon lui, les autres partis ou organisations de la société civile qui ont subi les mêmes interdictions arbitraires de manifester seraient de simples « victimes collatérales ».

Plusieurs manifestations de la DMK ont été interdites, officiellement à cause de la crise sanitaire ou de la menace de « terrorisme » : le 1er août et le 4 octobre 2020 (il s’agissait alors de contester les résultats de l’élection présidentielle), le 31 juillet 2021 à deux reprises, ou encore le 25 juin 2022 (il s’agissait cette fois de dénoncer la vie chère, la mauvaise gouvernance et l’impunité).

Du côté de l’Alliance nationale pour le changement (ANC), la formation dirigée par Jean-Pierre Fabre, un meeting prévu le 3 juillet 2022 puis reprogrammé le 31 juillet à Agoè Nyivé, banlieue nord de Lomé, a été interdit par le préfet de la localité. Au sein du mouvement, on dénonce une violation de la Constitution togolaise. Francis Pédro Amuzun, le conseiller chargé des médias à l’ANC, fustige « des raisons des plus fallacieuses » invoquées par le pouvoir, et évoque « des alibis battus en brèche par les nombreux meetings et marches ainsi que des kermesses organisés par le pouvoir lui-même, mais aussi par des sociétés de téléphonie mobile et autres opérateurs économiques qui ont drainé des foules ».

LE RÈGNE DE L’ARBITRAIRE

Le 12 septembre 2022, le parti a adressé un courrier au Premier ministre afin de l’interpeller sur les nombreuses entraves aux droits des partis politiques de l’opposition visant à les empêcher d’exercer librement leurs activités sur toute l’étendue du territoire, dans lequel il faisait observer que « les mesures administratives prises sont antidémocratiques et manifestement discriminatoires puisqu’elles ne concernent que les partis politiques de l’opposition et les organisations de la société civile ». Le lendemain, des femmes du parti au pouvoir, l’Union pour la République (UNIR), avaient pu organiser une manifestation sur la voie publique à Aflao-Sagbado, une localité de la banlieue ouest de la capitale.

Ce constat du « deux poids deux mesures » est partagé par le Front citoyen Togo Debout (FCTD), l’une des organisations de la société civile les plus actives au Togo. Le FCTD avait voulu manifester le 23 octobre 2021 à Lomé dans le but de sensibiliser les populations mais aussi de soutenir le président de la Cour suprême et du Conseil supérieur de la magistrature, le juge Abdoulaye Yaya, qui, quelques jours auparavant, avait eu le courage de dénoncer publiquement les tares de la justice togolaise. Mais une fois de plus, la manifestation a été interdite par le maire de la commune du Golfe 1 et par le préfet du Golfe. « Ces interdictions ne reposent sur aucune disposition juridique, et les arguments avancés [NDLR : Covid-19 et lutte contre l’extrémisme violent] sont totalement arbitraires. On instrumentalise le terrorisme. C’est la stratégie d’un pouvoir dictatorial qui veut restreindre l’espace civique et empêcher des voix dissonantes de s’exprimer », fulmine David Ekoué Dosseh, premier porte-parole de cette organisation très engagée sur les questions de démocratie, d’alternance et de bonne gouvernance au Togo.

Depuis le 24 septembre 2022, chaque dernier samedi du mois, des foules de jeunes gens se réunissent sur toute l’étendue du territoire national dans le cadre de la journée nationale du sport – une initiative du gouvernement. « Là, les populations se rassemblent en nombre important un peu partout sur le territoire. Voilà un peu les contradictions qui se jouent actuellement », regrette Gérard Adja. Face à ces interdictions systématiques, la DMK « réfléchit à d’autres stratégies », ajoute-t-il. « Le pouvoir ne peut pas éternellement invoquer la pandémie ou la menace de l’extrémisme violent à plus de 600 km de Lomé pour interdire des manifestations de manière arbitraire et en permettre d’autres », fait observer David Ekoué Dosseh.

UN ESPIONNAGE MASSIF

Outre ces interdictions à répétition, le gouvernement togolais a mis en place une surveillance des citoyens très étroite. En 2020, les journaux Le Monde2 et The Guardian3 ont révélé qu’au Togo comme dans d’autres pays africains (le Ghana notamment), le régime utilise depuis plus de dix ans le logiciel Pegasus pour espionner membres de l’opposition, activistes de la société civile et même responsables religieux. Parmi eux, le porte-parole du FCTD, David Ekoué Dosseh, mais aussi les religieux Pierre Marie-Chanel Affognon, directeur de l’Enseignement catholique et porte-voix des Forces vives « Espérances pour le Togo » (une organisation de la société civile), et Mgr Benoit Alowonou, président de la Conférence des évêques du Togo (CET).

En juillet 2021, Forbidden Stories, un consortium international de journalistes d’investigation, a établi que plus de 300 numéros de téléphone togolais étaient surveillés, dont ceux de trois journalistes. Plus d’un an après ces révélations, les victimes ont du mal à comprendre que l’État ait déployé autant de moyens pour les espionner.

C’est le cas de Luc Abaki, l’ancien directeur du groupe de médias LCF-City FM. Aujourd’hui encore, il dit ne pas comprendre pourquoi il a été ciblé : « Jusqu’à présent, je n’en connais vraiment pas la raison et je préfère même croire que c’est une fausse alerte. Cela me paraît étonnant que des moyens colossaux soient ainsi déployés par nos propres gouvernants dans l’unique but de rentrer dans la vie intime d’honnêtes gens comme nous ». Cette pratique « cambriole de fait ma liberté de vie et d’expression », déplore-t-il.

Autre victime de la surveillance via Pegasus, Ferdinand Ayité, le directeur de publication du bihebdomadaire L’Alternative, n’est lui que passablement surpris. « Je savais que j’étais surveillé et que mon téléphone était sur écoute. Maintenant, pour le logiciel Pegasus, là, c’est nouveau », confie-t-il. Le journaliste, qui a entre-temps connu la prison après les plaintes de deux ministres à la suite d’une émission de débat animée par sa rédaction sur YouTube, comprend cet espionnage. « Nous sommes dans l’investigation et très critiques envers le pouvoir. Notre ligne éditoriale dérange, il n’est pas étonnant que le régime ait décidé de surveiller nos activités », explique-t-il. Sous d’autres cieux, cette affaire aurait suscité un véritable scandale et entraîné peut-être des conséquences pour les autorités. Mais au Togo, la révélation de l’espionnage au Pegasus n’a eu aucune suite…

LA PRESSE BÂILLONÉE

Il est vrai que les Togolais sont habitués depuis plus de cinquante ans à être soumis à un régime autoritaire. Et les journalistes plus particulièrement. Autocensure, harcèlement de la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC), plaintes tous azimuts et condamnations de la justice, arrestations et emprisonnements : au Togo, c’est le lot quotidien des journalistes critiques. Une dizaine de médias ont été suspendus depuis 2020 (L’Alternative, Liberté, Fraternité…) par la HAAC. Certains ont même été définitivement interdits, à l’instar de L’Indépendant Express de Carlos Ketohou, après la publication d’une enquête dans l’édition du 29 décembre 2020 titrée : « Scoop de fin d’année : Femmes ministres interpellées pour vol de cuillères dorées ».

Le dernier exemple en date remonte à quelques semaines : il s’agit de la sévère condamnation du quotidien privé Liberté après la publication d’un article évoquant la mort d’un jeune homme. Dans son édition du 21 septembre 2022, le journal faisait le lien entre la mort quelques jours plus tôt de Yaovi Adakanou, dans la préfecture de Yoto (sud-est du pays), et le passage du convoi de la Première ministre, Victoire Tomegah Dogbé. Le lendemain, le journal s’est fendu d’un rectificatif et a présenté ses excuses à la Première ministre. Mais cela n’aura pas suffi : le 5 octobre, dans le cadre d’une procédure accélérée, la justice a condamné l’organe, le directeur de publication et l’auteur de l’article à payer chacun 4 millions de francs FCFA (plus de 6 000 euros) de dommages et intérêts à Mme Tomegah Dogbé et a infligé une suspension de trois mois au journal.

Médard Amétépé, le directeur de la publication, est formel : « Dans cette affaire, les juges savent très bien qu’aucun journal au Togo, qui plus est un journal privé, ne peut disposer d’une telle somme. Ils voulaient nous anéantir. Nous sommes dans le collimateur d’une justice aux ordres car nous avons régulièrement dénoncé ses travers et la corruption qui la gangrène. Un juge nous avait une fois lancé que nous, à Liberté, nous en faisions trop. C’était un avertissement, et l’occasion était trop belle pour certains juges de prendre leur revanche ». Médard Amétépé évoque une forme de harcèlement :

Nous ne sommes pas les seuls à être traînés devant la HAAC ou devant les tribunaux pour un oui ou pour un non. Tous les journaux jugés critiques vis-à-vis du régime de Faure Gnassingbé subissent le même sort. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes dans une dictature de 55 ans, la plus vieille en Afrique, où on tolère difficilement les voix dissidentes, les critiques, les dénonciations et surtout la vérité. Et donc on persécute, on harcèle, on intimide les journaux qui ont une certaine liberté de ton. L’objectif est clair : bâillonner tous les organes jugés trop critiques.

« On cherche à faire taire une voix qui dérange, abonde Ferdinand Ayité, le directeur de publication du bihebdomadaire L’Alternative, plusieurs fois suspendu. La liberté de la presse au Togo est sous contrôle, comme la liberté d’expression et de manifestation. C’est une dérive du régime qui inquiète. » Même son de cloche chez son camarade d’infortune Luc Abaki : « Au Togo, la liberté de la presse existe sur le papier, mais elle est gravement circonscrite de sorte que le journaliste ne doit pas dépasser certaines limites au risque pour lui de se voir fiché et traqué. »

Ainsi muselées, les voix critiques se font de plus en plus rares. L’absence de contestations – ou leur invisibilisation – donne au Togo l’image, à l’extérieur, d’un pays stable, et à ses dirigeants celle d’un pouvoir accepté par les populations. Le régime en place, incarné par une seule famille, les Gnassingbé, s’était juré, après les grandes manifestations populaires lancées en août 2017 par Tikpi Atchadam – manifestations qui l’avaient fait vaciller -, de ne plus revivre ça. « Il n’y aura plus jamais d’autres 19 août 2017 », avait déclaré à l’époque Gilbert Bawara, le ministre de la Fonction publique.

Afrique XXI

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