Créée la première fois le 28 octobre 2005 à Dassa au Bénin, « La Charcuterie de la République » de Frédéric Gakpara-Yawo a grandi et mûri sur scène avant de paraître sous forme de livre en septembre 2006.
L’auteur a délibérément revendiqué l’héritage du concert-party, le principal théâtre populaire togolais en langue ewe-mina.
Pour justifier l’option du théâtre populaire, Frédéric Gakpara-Yawo s’est inquiété, dans un avant-propos, du règne absolu d’un théâtre élitiste au langage parfois hermétique pour le grand public, intimidé par une solennité et des règles qui l’empêchent de jouir et de s’investir dans le spectacle.
Le rire et la satire font de La Charcuterie de la République une comédie désopilante et caustique pour ceux qui connaissent l’actualité togolaise telle qu’elle est livrée au public à travers les médias.
La comédie de Gakpara-Yawo est la vie d’un vendeur de journaux à la criée si amoureux des journaux qu’il s’identifie à sa marchandise et plus particulièrement au journal La Charcuterie de la République, son préféré.
À travers une succession de sketchs qui sont autant d’articles de journaux lus au public, le vendeur, habilement, fait la conversation avec les spectateurs au milieu desquels il joue et vend réellement ses journaux tout en refusant parfois de rendre la monnaie !
C’est l’occasion pour lui de les provoquer afin qu’ils interviennent dans le spectacle. Ce dont ils ne se privent pas au point d’influencer le cours du spectacle.
L’intervention des spectateurs est favorisée par la structure de l’œuvre qui se présente sous forme de pièce à tiroirs. C’est ainsi que ceux qui ont déjà vu le spectacle réclament à l’acteur tel ou tel sketch.
Les différentes représentations de La Charcuterie de la République ont permis à son créateur de voir grandir sa pièce tant sur le plan de la mise en scène et du jeu que du nombre de sketchs. Les sollicitations des spectateurs obligent l’acteur à improviser et à mettre son spectacle en danger. En effet, la marge réservée à l’improvisation demande une certaine maîtrise pour éviter l’écueil de l’anarchie et d’une représentation interminable qui pourrait lasser les spectateurs.
La tâche est d’autant plus délicate qu’il s’agit d’un one-man-show au cours duquel l’acteur est seul sur scène pendant près de deux heures.
La Charcuterie de la République doit une partie non négligeable de son succès au fait que le personnage du vendeur a une histoire personnelle qui se confond avec ses journaux dont l’existence est très mouvementée dans un pays où règne une dictature militaire très allergique aux écrits irrévérencieux d’une presse libre et indépendante.
C’est ainsi qu’il n’est pas rare de voir le vendeur subir des fessées de la part des militaires lorsque la censure s’abat sur les journaux en vente :
« On se croirait à Hollywood, n’est-ce pas ? Voilà ce que c’est, les Démons-traques. Toujours dramatiquement drôles pour les lecteurs, mais drôlement dramatiques pour mes fesses. Bien sûr c’était du temps où la chasse aux vendeurs était encore ouverte. […] Les descentes des corps habillés se ressemblaient par leur violence débonnaire. (Pris et tiré par le col, il essaie de résister) […}
– Mais chef, je ne suis qu’un simple vendeur. Je n’ai rien écrit, chef […] Non chef, ce n’est pas moi qui ai contagionné le panaris au Président […} (Le bourreau lui fait casser des pompes au rythme de la phrase suivante) […] » (p.24)
Son amour pour les journaux se manifeste dans le soin qu’il met à les disposer sur son étalage et dans sa mise personnelle.
La criée pour attirer le chaland est un moment ludique où se mêlent le français et la mina :
« Zandé ! Zandé lo ! Déjà dépecé ! Rôti !
Prêt-à- déguster ! appréciez vous-même : La Chauve-Souris est à vos portes ! Lisez La Chauve-Souris ! Elle vous rapporte l’héroïsme du Grand Guide (…) » (P.15).
La criée du vendeur consiste à dramatiser l’évènement annoncé à la une des journaux afin d’attiser la curiosité du public pour ensuite l’inciter à acheter le journal et le « dépecer » lui-même en découvrant ce qu’il y a à l’intérieur après achat.
Le contenu des articles relève du fait divers et est présenté sur le mode humoristique à l’instar de ce courrier du cœur de la rubrique « Cœurs naufragés » d’un journal :
« Mademoiselle Eros, mon nom est Georges. Ma femme m’a mutilé. Elle m’avait surpris en train de donner juste un petit bisou à une vieille amie de lycée. […] Comme si de rien n’était, elle a attendu le soir et c’est quand elle m’accordait l’interview d’usage qu’elle m’a mordu le micro. Pendant que la douleur me pliait en deux, de sa main gauche, elle saisit par l’arrière mes bijoux de famille entre son pouce et son index. Triturée, une des boules fit surface et c’est là qu’un interrogatoire musclé commença. De la paume de sa main droite, elle tapait dessus à chaque mot.
– Vas-tu dire qui était la salope de ce matin ?
– Aïe ! C’est une cousine …
– Cousine de ton cœur ou de tes couilles ? Ola gbloè alo oma gbloè o ?
– Aïe! Ma Gbloè la !
– Alors dis la vérité !
– Aïe ! C’est une vieille amie d’école, je te jure, il n’y a rien entre nous.
– Juste des baisers ?
– Non des bisous […] » (PP 52-53)
Histoires drôles, comique de situation, bagou du vendeur, suppression de la barrière entre la scène et la salle confèrent à La Charcuterie de la République une dimension comique et une légèreté apparente.
C’est de cette légèreté apparente que se dégage paradoxalement la satire de la pièce, car l’auteur a choisi le rire cathartique pour mettre le doigt sur les plaies à vif de la société togolaise en pleine déliquescence politique, sociale et morale. Au lieu de pleurer sur ses malheurs, mieux vaut en rire puisque celui qui rit se met dans une posture de supériorité par rapport à l’objet de son rire.
Y a-t-il pire insulte que de rire de son bourreau ? Que l’on ne s’y trompe pas : même lorsque la cible du rire est la victime, indirectement, elle renvoie au responsable de ses malheurs à l’instar du candidat malheureux à l’élection présidentielle du 24 avril 2005 au Togo. C’est une allusion au candidat Emmanuel Bob-Akitani, représentant de l’opposition, victime d’une mascarade électorale organisée par la dictature militaire alors que les votes lui étaient favorables.
« […] Vous préférez certainement le discours du candidat malheureux : (il prend une voix chevrotante et nasillarde de vieillard et lit).
« Novinyé Nyonu ! Novinyé Nusu ! I have a dream ! Ils disent que je suis vieux ; que je suis le paravent de quelqu’un. Je dis non ! je dis non ! Regardez par vous-mêmes ! J’ai encore de l’énergie à revendre. Quand ils lancent les bombes parfumées, est-ce que je ne cours pas avec vous ? Et même la nuit quand j’entends « Ouvrez ! » est-ce que je n’escalade pas, moi-même, le mur ? Ma crise cardiaque n’est que la conséquence de la victoire qu’ils m’ont brutalement volée. Je reviendrai dans cinq ans. Je reviendrai, toujours plus vigoureux et vous voterez encore pour moi […] » (p.32)
Au cours de ses spectacles, Frédéric Gakpara-Yawo arrive à faire rire les spectateurs jusqu’aux larmes avec ce sketch où il met en scène un homme politique spolié de sa victoire et touché dans sa chair par les conséquences des violences électorales qui ont occasionné près d’un millier de morts, selon la Ligue Togolaise des Droits de l’Homme.
Le rire qui sanctionne ce vécu pathétique du peuple togolais est un rire amer, car s’il tourne en dérision un leader de l’opposition démocratique, il indexe surtout les bourreaux du peuple togolais.
Comme dit précédemment, au-delà de la légèreté apparente de la pièce, La Charcuterie de la République est une satire politique qui nomme directement ou recourt à l’allusion pour convoquer certains faits de l’actualité socio-politique comme la mort du dictateur Gnassingbé Eyadema (p.19-21) ou les élucubrations de la ministre qui sensibilisait la population sur les dangers de l’éclipse solaire (p. 37-38), etc.
Le succès de La Charcuterie de la République s’explique par le style de Frédéric Gakpara-Yawo qui, en habile comique, maîtrise l’art de la caricature en recourant au grossissement exagéré des faits avec un grand sens de l’observation.
Le retour au théâtre populaire qu’il nomme théâtre libertin, consiste, selon lui, à se mettre au niveau du petit peuple pour communiquer avec lui dans un langage accessible. Aussi n’hésite-t-il pas à mélanger le français et le mina, à forger des néologismes immédiatement compréhensibles par le public tels que « morcrologie » « apocaclipse du soleil », « bouse des voleurs » (i.e. bourse des valeurs) etc.
Le théâtre libertin, selon Gakpara-Yawo, se veut une réécriture du concert-party, c’est-à-dire une autre façon de communier avec le public de théâtre.
« Et c’est vrai, nous avions dangereusement quitté l’univers où Acteurs et Spectateurs se sentaient décontractés, interpellés, complices … […] Seulement avant tout le public réclamait le droit de s’éclater et le droit de le manifester, à sa manière et en tout temps. Et dans bien des pays africains francophones, la même question continue de se poser : par quel genre théâtral divertir le public ?
Le vrai problème donc, c’est la NOTICE DE CONSOMMATION » (p.10)
L’initiative d’un retour au théâtre populaire est louable et mérite d’être encouragée car les créateurs de ce genre se sont fait de plus en plus invisibles sur la scène du théâtre togolais depuis une décennie, complexés, sans doute, par un théâtre des élites, sûr de lui, de sa reconnaissance internationale et qui monte en puissance avec des dramaturges et des metteurs en scène talentueux.
Le masque du théâtre d’un pays doit exprimer la diversité des genres qui est un gage de richesse.
Avec La Charcuterie de la République Frédéric Gakpara-Yawo est en train de rétablir un équilibre salutaire.
Par Ayayi Togoata APEDO-AMAH