LE LIVRE DE LA SEMAINE. Sous le masque romanesque, le livre protéiforme d’Ayayi Togoata Apedo-Amah dénonce une société togolaise rongée par l’argent. Sans perdre de vue ses héros, deux amoureux épris de liberté, de respect mutuel et d’idéalisme.
Figure de longue date de la scène culturelle togolaise, enseignant en études théâtrales, dramaturge, nouvelliste, critique, Ayayi Togoata Apedo-Amah a signé il y a quelques mois seulement son premier roman : Amour gamado. « En langue ewé, gamado signifie ne pas “gongonner”, autrement dit ne pas sonner le gong, ne pas dramatiser », explique l’auteur. L’expression est tirée d’un proverbe qui dit que si un amant ou une maîtresse va voir ailleurs, il est inutile d’en faire un drame, il n’y a pas mort d’homme. Pour autant, les premières pages du livre nous font d’emblée comprendre que les héros n’atteindront pas cet horizon de paix et de sérénité sans difficultés.
Tout commence par la course éperdue d’une jeune étudiante, Kooko, fuyant à moitié nue ses poursuivants à travers les rues de Lomé. Sur le point d’être rattrapée, elle est secourue in extremis par Anaté, un jeune entrepreneur qui passait par là en voiture et qui, sans réfléchir, va la cacher dans son appartement privé. La rencontre inopinée des deux protagonistes se double d’une découverte : l’un et l’autre sont promis à des mariages forcés qu’ils refusent. A l’abri des regards de leurs familles respectives, Kooko et Anaté vont faire connaissance et laisser naître entre eux un amour véritable et solide, qu’il leur faudra défendre face à de nombreuses épreuves.
Débutant ainsi, par une scène haletante, Amour gamado ne va plus cesser de nous surprendre, tant s’y accumulent les péripéties les plus diverses et inattendues. Les mariages n’ayant pas lieu comme prévu, les fiancés éconduits fomentent leur vengeance, les familles qui voient leurs intérêts financiers s’effondrer s’affrontent. Parents et beaux-parents recourent tour à tour aux pouvoirs occultes des sorciers, au désenvoûtement par des hauts prélats catholiques ou, de guerre lasse, choisissent de corrompre des magistrats et des hommes politiques.
On assiste à des règlements de comptes en nombre et à des scènes de bagarre au corps-à-corps où le sang coule et où la mort s’abat. Un cadavre tombe même un jour du ciel ! Et lorsqu’on croit les héros enfin libérés de leurs familles toxiques, dans la deuxième partie du livre, de nouveaux personnages apparaissent : les hommes-hyènes. « Une confrérie criminelle qui recrutait des hommes et des femmes voués au crime, à la privation de l’Etat pour leurs intérêts (…). Tout nouveau postulant faisait l’objet d’une enquête pour vérifier sa sincérité. Au bout de six mois, s’il était un homme, il devait subir l’épreuve suprême : copuler toute une nuit avec une hyène femelle et satisfaire toutes ses envies. »
Humour et outrance
Avec cette irruption du fantastique, le roman d’Ayayi Togoata Apedo-Amah confirme définitivement son caractère protéiforme. Amour, sexe, sang et larmes rythment une narration où les moments de fantaisie truculente succèdent à des scènes de violence pleines d’hémoglobine. C’est bien sûr au second degré qu’il faut lire ce roman, qui emprunte au théâtre, à la comédie dramatique, et qui contient aussi des passages poétiques et des moments d’échange philosophique. Sur le plan formel, l’auteur s’est clairement offert toute liberté, ainsi qu’il le souligne d’ailleurs, dans une discussion entre deux personnages : « L’écrivain n’a de compte à rendre à personne. Il est guidé par sa conscience et surtout sa liberté. L’art est par excellence le domaine de la liberté. »
Mais derrière la grande originalité, l’humour et l’outrance, on discerne le propos général. Il s’agit ici de dénoncer certaines pratiques qui sont autant de maux pour l’ensemble de la société. A commencer par la maltraitance parentale et l’asservissement des femmes à travers le mariage forcé ou les violences morales et physiques qui leur sont infligées. Ou encore l’érosion sans limites des classes dirigeantes par la corruption, celle des classes populaires par les prêcheurs autoproclamés de religions nouvelles…
Féministe, Apedo-Amah l’est assurément dans sa manière de mettre en scène Kooko, une héroïne capable de faire ses propres choix sans peur et qui n’en obtient pas moins le respect de son amant, Anaté, tout écoute et partage. « Que tous ceux qui pensent que l’on peut encore, à notre époque moderne, vendre des êtres humains comme du bétail, changent de mentalité ! (…) Le riche qui peut acheter du sel ne peut acheter la vie », déclare l’officiant lors de la cérémonie d’un mariage arrangé… qui n’aura pas lieu. Mais, le roman de l’auteur togolais est significatif également d’une forme d’idéalisme : celui qui consiste à penser que la liberté de choix de chacun est une valeur essentielle et que, peut-être, les générations à venir sauront enfin le comprendre et le mettre en pratique. Ainsi pourra-t-on un jour assister à l’avènement d’une société affranchie du désir de pouvoir et d’asservissement de l’autre. Les romans servent à rêver.
Amour gamado, d’Ayayi Togoata Apedo-Amah (éd. Continents, coll. « Cris de cœur », Lomé, Togo), 270 pages.
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