Depuis fin 2022, l’accès à l’information est bloqué dans le nord du Togo, en proie à des attaques de groupes armés. Pour les journalistes qui tentent de couvrir cette zone, les intimidations et les arrestations sont devenues monnaie courante, et les obstacles imposés par les autorités se sont multipliés. Une censure qui ne dit pas son nom.
Dans la nuit du 2 au 3 décembre 2023, des hommes armés non identifiés ont attaqué le poste militaire de Ponio. Ce chef-lieu de la commune de Kpendjal-Ouest 2, dans la région des Savanes (Nord-Est du Togo), est frontalier avec le Burkina Faso, dont une partie du territoire est occupée par des groupes djihadistes. Des informations font état de violents affrontements qui auraient duré trois heures. Les militaires togolais déployés dans le cadre de l’opération « Koundjoaré »1 ont ensuite mis en déroute les assaillants, selon des sources locales. Le bilan reste incertain. Et pour cause : il n’y a eu aucune communication, ni aucun commentaire de l’armée ou du gouvernement togolais sur cette attaque et sur ses éventuelles victimes.
Depuis juin 2022, la région des Savanes est sous état d’urgence sécuritaire. Un mois plus tôt, en mai, le pays avait subi une première attaque létale (8 morts et 13 blessés parmi les militaires). Cet assaut a été revendiqué plus tard par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, ou JNIM selon son acronyme en arabe), une branche d’Al-Qaïda. Dans ce pays, la toute première attaque attribuée aux djihadistes avait ciblée le poste-frontière de Sanloaga, dans le Kpendjal, en novembre 2021.
Entre fin 2021 et fin 2022, le Togo communiquait sur ces attaques. Les autorités sont même allées jusqu’à reconnaître la responsabilité de l’armée dans la mort de 7 civils en juillet 2022 à Margba (un village de la préfecture de Tône, situé à 21 km de Dapaong), après une frappe de drone. Mais depuis un peu plus d’un an, les communiqués se sont taris. La région est désormais bouclée. Rares sont les informations qui en filtrent.
UN VERROU IMPOSÉ PAR LE GOUVERNEMENT
Le changement de stratégie de communication du gouvernement est intervenu au lendemain des attaques meurtrières menées simultanément dans les villages de Bilamonga, Kpembole, Souktangou, Tiwoli, Sankortchagou et Lidoli (dans le Kpendjal), dans la nuit du 14 au 15 juillet 2022 – bilan : plus de 20 morts. Les images montrant des victimes avaient circulé sur la Toile, suscitant un tollé au sein de l’opinion publique et obligeant le gouvernement à réagir. Dans un communiqué conjoint, les ministres de la Justice, des Droits de l’homme et de la Communication avaient averti que « la publication des photos et images de cette nature [était] attentatoire à l’ordre public et constitu[ait] des infractions punissables conformément aux dispositions des articles 355 et 356 du Code pénal togolais ».
Depuis, le gouvernement a opté – comme d’autres gouvernements de la région, dont celui du Burkina et celui du Bénin – pour la stratégie du silence, et impose aux médias de ne relayer que des informations provenant de sources officielles. Problème : aucune source officielle ne parle… ou que très rarement.
En avril 2023, le président de la République, Faure Gnassingbé, a bien donné un chiffre : il a évoqué le bilan d’une quarantaine de militaires et d’une centaine de civils tués dans les attaques attribuées aux djihadistes depuis novembre 2021. Plus récemment, fin novembre 2023, la ministre de la Communication, Yawa Kouigan, a fait état de 31 morts depuis le début de l’année.
De leur côté, entre crainte des arrestations et peur des djihadistes, les populations des zones concernées par ces attaques se sont tues. L’ambiance est très tendue dans la région des Savanes, comme l’explique un habitant de Djabdjoaré (commune de Kpendjal 1), qui a requis l’anonymat : « Aujourd’hui, manipuler régulièrement un téléphone portable peut être une source d’ennuis. Chaque camp peut te soupçonner de fournir des informations à l’autre. On peut être arrêté, enlevé ou tué. Des gens ont été froidement assassinés par les terroristes parce qu’on les suspectait de donner des informations aux militaires. »
DES JOURNALISTES MENACÉS ET ARRÊTÉS
Dans ce contexte, entre les djihadistes présumés, les autorités et une population apeurée, les rares journalistes qui tentent de travailler dans cette zone ont le plus grand mal à exercer leur métier. En mars 2023, j’ai moi-même été interpellé par les autorités administratives, qui m’ont fait part de leur mécontentement après la publication d’un reportage dans le journal multimédia Laabali sur les conditions de vie des habitants d’un village de la corne Ouest du Togo2. Quelques mois auparavant, l’armée togolaise avait repoussé des combattants dans cette zone située sur la frontière avec le Ghana.
Le 21 avril 2023, l’expansion djihadiste a atteint la préfecture de Tône, dans le village de Waldjouague, situé dans le Nord-Est du Togo, à 27 km de Dapaong, tout près de la frontière avec le Burkina. Six civils ont été tués. Une semaine plus tard, le journaliste Édouard Samboé, directeur de publication de Laabali, s’y rend pour un reportage consacré à la situation humanitaire. Sur place, il est arrêté par des militaires togolais, puis gardé au secret à la gendarmerie pendant trois jours avant d’être libéré. « Mon matériel de reportage a été passé au peigne fin. Mes téléphones ont été réinitialisés et j’ai signé un engagement de ne plus retourner dans les zones sous menace terroriste sans l’aval de la hiérarchie militaire », explique le journaliste. Lors de sa détention, il lui a été demandé s’il avait déjà interviewé des chefs djihadistes ou s’il travaillait pour des médias français.
Désormais, les publications consacrées à la crise sécuritaire dans le nord sont scrutées à la loupe. Le 5 mai 2023, quatre sites Internet, togoscoop.tg, télégramme228.tg, togobreakingnews et radiolebene.tg, ont écopé d’une mise en garde (un avertissement avant une suspension provisoire en cas de récidive). Ils ont été accusés par la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication du Togo (HAAC-Togo) d’avoir « repris les propos prétendus d’un responsable d’un groupe terroriste qui revendique la paternité des attaques terroristes contre les villages de la région des Savanes ».
PLUSIEURS OBSTACLES INFRANCHISSABLES
Redoutant d’être interpellés, les journalistes hésitent désormais à relayer toute information liée à la crise sécuritaire. Celles et ceux qui tentent malgré tout d’accéder à la région des Savanes par les voies légales sont en bute à plusieurs obstacles. « Un jour, j’ai bénéficié d’une formation des journalistes officiant dans les zones de crises. Je devais interviewer des victimes de la crise sécuritaire en vue de produire un article de magazine. J’ai fait des démarches auprès des autorités militaires. Il m’a été demandé d’adresser une demande à leur état-major. Je l’ai fait mais, jusqu’à présent, je n’ai pas eu de suite », se plaint le rédacteur en chef d’une radio qui a requis l’anonymat.
Comme lui, plusieurs journalistes se sont vu interdire l’accès à la région des Savanes. C’est le cas de Godson Kodjo Kétomagnan, journaliste au quotidien privé Liberté. « Dans le cadre d’une enquête portant sur les impacts du terrorisme sur le complexe W-Arly-Pendjari [un site naturel transfrontalier classé au patrimoine mondial de l’Unesco, NDLR], nous avions introduit un courrier au ministère des Armées afin d’échanger avec les autorités et d’obtenir l’autorisation de nous rendre dans le nord pour toucher du doigt la réalité. Nous n’avons jamais eu de suite. Par contre, le ministère de l’Environnement et des Ressources forestières, qui nous a reçus, a donné son accord. Seulement, une fois arrivés sur place, le préfet de Tône a exigé une autorisation du ministère de l’Administration territoriale ou de celui de la Sécurité avant toute démarche. Ce faisant, il ne nous a pas été possible d’approcher les déplacés et les victimes des actes des groupes armés non étatiques », témoigne-t-il.
Les journalistes officiant pour le compte de médias internationaux ont eux aussi du mal à se rendre dans le Nord. Emmanuelle Sodji, journaliste basée au Bénin et travaillant pour des chaînes internationales (France 24, notamment), a fini par se résigner après plusieurs tentatives infructueuses de réaliser des reportages dans la région des Savanes. « À deux reprises en avril-mai 2023, avec mon collègue Raphaël N’talé, nous avons tenté de réaliser des reportages et notamment d’illustrer l’aide du Programme alimentaire mondial apportée aux réfugiés burkinabè installés dans le nord du Togo. Les deux ministères concernés, la Sécurité et la Communication, se sont renvoyé la balle. Aucun des ministères n’a pris le risque de prendre une décision et de nous répondre officiellement que la zone était bouclée », se désole-t-elle.
« UNE PRESSION INTOLÉRABLE »
Emmanuelle Sodji ajoute qu’un peu plus tôt, en novembre 2022, elle et son collègue avaient déjà essayé de travailler sur la prévention de l’extrémisme violent dans le Nord, sans y parvenir : « Tout était bouclé pour cette mission avec une grosse ONG très engagée dans le domaine de la prévention de l’extrémisme violent, mais, au dernier moment, elle a fait volte-face après qu’une autorité administrative a donné l’ordre de nous empêcher de réaliser ce sujet. Cette interdiction non formalisée s’étend au-delà de la zone d’activité des terroristes dans l’extrême-nord, jusque dans le centre du pays, qui n’a jamais connu d’attaque. »
Pour Emmanuelle Sodji, « les ONG subissent elles aussi une pression intolérable. Tout le monde a peur. Une véritable chape de plomb s’est abattue au-dessus des communautés villageoises. Nous l’avons constaté lors d’un récent déplacement en octobre 2023 dans le nord du Togo ».
La correspondante de TV5 Monde (également collaboratrice d’Afrique XXI), Caroline Chauvet, a connu pareille mésaventure : « Le premier blocage a eu lieu dès juin 2022, indique-t-elle. J’étais dans le nord, à Dapaong, où j’ai pu faire un reportage sur la mise en place de l’état d’urgence dans les Savanes. Mais en plus de ce sujet, je prévoyais aussi un reportage sur les déplacés du Burkina Faso dans cette ville. Je me suis rapprochée de ces déplacés et de leurs leaders à Dapaong, mais ils ont refusé de me parler au prétexte qu’ils n’avaient pas “l’accord de la préfecture” pour ces interviews. “Depuis quand des citoyens ont besoin de l’accord d’un préfet pour parler ?” me suis-je demandé. Il est vrai qu’au Togo, tout est contrôlé… »
Mais le plus étonnant, pour Caroline Chauvet, s’est déroulé en février 2023, sur un marché de bétail situé près de la ville de Kara, dans le sud de la région des Savanes. Son reportage portait sur la sécurisation des marchés de bétail – un enjeu important, alors qu’au Sahel le trafic de bétail est une des sources de financement des groupes djihadistes. La journaliste avait un « soit-transmis » (une sorte de laissez-passer) du ministère de la Sécurité en main. Mais une fois à Kara, « les forces de l’ordre ont refusé la validité du “soit-transmis”, parlant d’ordres contraires qui leur seraient parvenus. Ils nous ont interdit l’accès au marché… »
« ON NE SAIT PAS OÙ SE TROUVE LA LIMITE »
Devant les difficultés rencontrées par les médias, les journalistes de la région des Savanes (une cinquantaine environ), regroupés au sein de l’association Gens des médias des Savanes (GeMeSa), ont tenté de nouer le dialogue avec les autorités militaires et administratives en proposant la mise en place d’un cadre de concertation, sans parvenir à faire bouger les lignes.
Le 5 juillet 2023, une rencontre a eu lieu. « La réunion s’est ouverte dans une ambiance tendue entre les deux parties, même si, vers la fin, le préfet de Tône s’est montré beaucoup plus ouvert. Depuis, j’ai réalisé que nous ne pourrions plus continuer à travailler normalement, que désormais nous devrions nous contenter de divertir nos lecteurs et auditeurs », témoigne un journaliste ayant participé à cette rencontre. Le lendemain, les journalistes ont appris qu’il leur serait désormais impossible d’aller sur le terrain. « Il nous a été demandé de toujours avoir notre carte de presse, de porter un gilet [avec l’inscription « presse », NDLR] et surtout d’obtenir l’autorisation des autorités et, dans la mesure du possible, de se faire escorter par les forces de l’ordre. C’était une manière de nous interdire l’accès aux zones bouclées », déplore un autre journaliste.
« Avec la crise sécuritaire, la méfiance a grandi entre la presse et les autorités, constate N’djambara Nassoma Nanzouma, directeur de publication du journal Mango Matin (qui a récemment fermé, les difficultés financières s’étant accentuées avec la crise du Covid d’abord, puis avec la crise sécuritaire). La presse est partagée entre la nécessité de dire ce qui se passe sur le terrain et la peur de la réaction des autorités. Au début, nous étions un peu embêtés parce que nous n’étions pas habitués à déformer ou à modeler ce qu’il faut diffuser par rapport à la réalité sur le terrain. La plus grande difficulté se trouve là. On ne sait pas où se trouve la limite entre ce qu’il faut dire pour informer et ce qu’il faut dire pour ne pas alimenter le terrorisme. »
Face à cette censure qui ne dit pas son nom, certains journalistes ont abandonné le métier. Édouard Samboé par exemple, de Laabali.com, a changé de voie en juin 2023 après son arrestation, en avril : il s’est fait embauché par l’ONG Handicap International (HI) pour mener un projet dans le Kpendjal. Mais le 10 août, alors qu’il était en mission à Mandouri (chef-lieu de la préfecture de Kpendjal), il a de nouveau été arrêté et envoyé en prison. Il a été accusé de se cacher derrière son statut d’humanitaire pour collecter des informations. Il a finalement été libéré quatorze jours plus tard, et placé sous contrôle judiciaire. Mais entre-temps, HI lui a signifié la rupture de son contrat : l’ONG a prétexté avoir appris, au lendemain de son arrestation, qu’il n’avait pas l’autorisation d’accès dans le nord du Togo.
Source: https://afriquexxi.info/