« On ne peut, sous prétexte qu’elle n’a jamais gagné le championnat, demander à une équipe de première division de céder sa place à une équipe de deuxième, voire de troisième division» Anonyme, conseiller politique d’un parti d’opposition togolaise.
Nous sommes en Août 2025, quelques jours après la proclamation des résultats définitifs des élections locales organisées par le régime militaire togolais pour son maintien dans le cadre de ce qu’il a pompeusement désigné « Cinquième République. » Le régime rafle la mise, n’accordant que des miettes aux opposants essoufflés par 35 ans de participations électorales aux issues similaires. La participation des opposants a fait de ces élections une compétition, et comme cela est le cas pour toute compétition, les « gagnants de toujours » font l’inventaire de ce qui a fait leur « succès », tandis que les « perdants de chaque jour » se posent moult questions sur comment renverser la vapeur à la prochaine occasion.
Pour les partisans du régime militaire togolais, la boucle est bouclée avec ces locales : le rituel de renouvellement du pouvoir absolu, total et entier est une fois encore un succès, et une fois encore ils ont la certitude qu’il « n’y a rien en face ». Sur les réseaux sociaux, les partisans de la mouvance opposition (aussi bien ceux qui ne jurent que par les partis politiques que ceux qui se méfient de ces partis comme d’une peste), discutent, s’invectivent, se déchirent et s’entredéchirent notamment dans des « live » (lisez laïv) plutôt assez suivis sur les causes de la faiblesse notoire des opposants togolais face au régime, ainsi que d’éventuelles solutions. En général, comme c’est le cas de toute défaite, les partisans du camp perdant recherchent les boucs émissaires, ceux par qui sont à la base de l’échec.
L’une des solutions, qui sonne comme un décret mais que j’appellerais un raccourci, ce sont les appels lancés par certains leaders d’opinion aux opposants à « céder la place », des appels qui se font avec autant d’insistance et de véhémence que d’autres qui appellent au départ de Faure Gnassingbé du pouvoir. Pour ces voix respectables et écoutées dans les cercles de la mouvance opposition, les opposants togolais devraient « débarrasser le plancher » car ils ont autant échoué dans la quête de l’alternance politique que leur adversaire Faure Gnassingbé ne l’a été dans sa gouvernance du Togo.
Ces appels à la retraite des opposants ne sont pas nouveaux. Si à l’époque du tout puissant et incontournable Gilchrist Olympio ce sujet était tabou et les auteurs de tels propos étaient pris à partie et bannis des regroupements politiques, la parole s’est libérée depuis le début des années 2010.
En effet, l’accord « historique » de mai 2010 entre l’opposant « historique » et l’héritier de la dictature « historique » d’Afrique marqua l’implosion de l’UFC, l’isolement et même la mise au banc du même Gilchrist par ses lieutenants qui s’en allèrent créer respectivement l’ANC (dirigé par Jean-Pierre Fabre), le Parti Les Démocrates (fondé et dirigé par Nicodème Habia) et plus tard le Front des Patriotes pour la Démocratie (fondé et dirigé par Djimon Oré). Des dissidents d’un autre parti, le PDR, se démarquèrent de leur chef Zarifou Ayeva et allèrent créer respectivement le MCD (fondé et dirigé par Tchassona Traoré) et le PNP (fondé et dirigé par Tikpi Atchadam) qui se révéla en 2017 comme une véritable force politique capable de tenir la dragée haute au régime militaire. Un peu plus tard, une bisbille au sein du Comité d’Action pour le Renouveau (CAR) aboutit à une dissidence et à la création du parti Forces Démocratiques pour la République (FDR fondé et dirigé par Me Dodzi Apevon). La liste est certainement longue, mais je m’en tiens à ces exemples.
Dans chaque cas de dissidence, les lieutenants qui ont quitté un parti pour créer d’autres partis ont désavoué leurs anciens chefs pour des choix politiques qu’ils estimaient aller à l’encontre de l’atteinte des objectifs du parti, notamment la concrétisation de l’alternance politique. Dans chaque cas de dissidence, le chef (fondateur) du parti n’a nullement perçu le désaveu de ses lieutenants et d’une partie des militants qui sont partis avec eux comme une raison suffisante pour lâcher prise, pour prendre la retraite. Ce « je ne lâche rien » « ça m’appartient », cette obstination à ne pas voir le vent du changement souffler à leur porte et de considérer leurs partis comme des biens personnels est d’ailleurs la raison pour laquelle certains soupçonnent les opposants de n’être pas une alternative crédible à leur adversaire Faure Gnassingbé pour qui le pouvoir est aussi un bien personnel.
Cette historique est importante parce qu’elle constitue une réponse assez éloquente à ceux qui demandent aux opposants togolais de s’éclipser, de se retirer de la scène politique: quel que soit le désaveu de leurs partisans et les attaques de leurs rivaux, que l’alternance se concrétise ou pas, ils ne quitteront pas la scène. Les exemples ci-dessus, notamment en ce qui concerne l’ANC et le PNP prouvent à suffisance que la présence des opposants de longue date n’empêche pas l’émergence de nouveaux opposants ; c’est même un catalyseur de cette émergence. Tout est dans le message que les nouveaux opposants apportent, dans les tactiques et stratégies qu’ils adoptent d’abord dans la lutte pour l’alternance, et ensuite dans la reconstruction du Togo une fois que l’alternance sera concrétisée.
Pour expliquer mon propos, je paraphrase ici les explications d’un vieux routier de la politique togolaise et qui résume, selon lui, la position partagée par plusieurs acteurs politiques.
Prenons la scène politique togolaise comme…le paysage footballistique. Dans le football, il y a les équipes de première, de deuxième, de troisième division, etc. Les équipes regroupées au sein d’un championnat compétissent, les meilleures passent en une division supérieure tandis que les moins performants sont relégués en division inférieure. Lorsqu’on prend une équipe de 1ère division, c’est une équipe qui a commencé en 3e division, a compéti et s’est qualifié pour la 2e division, a continué par compétir avant de se retrouver en 1ère division. Une fois en première division, elle compétit encore et toujours pour y rester. Il ne viendrait jamais à quelqu’un l’idée de demander qu’une équipe de première division qui n’arrive pas à gagner le championnat de première division laisse sa place à une autre équipe d’une division inférieure ou à une nouvelle équipe qui vient de se constituer.
Chaque responsable de parti et ses partisans se présentent comme des joueurs de première division, une division pour laquelle ils se sont qualifiés, et au grand jamais, ils ne pourraient concevoir céder leur place, quels que soient leurs échecs vis-à-vis de l’alternance. Si cette perspective est ancrée dans le paysage politique, il va s’en dire qu’aucun responsable de parti d’opposition ne sera réceptif aux appels à se mettre à l’écart, à céder l’espace « conquis » à de nouveaux acteurs, fussent-ils d’une nouvelle génération. Pour lire entre les lignes, être un responsable de parti, « opposant » au régime militaire soixantenaire, ça se mérite, ça ne se décrète pas, ça ne se concède pas. Pour reprendre les mots de l’un d’eux, on ne rentre pas dans l’histoire en montant sur le dos d’une autre personne.
Les appels aux opposants à se mettre à l’écart du combat pour l’alternance cachent un mal plus profond : l’incapacité des acteurs de la mouvance opposition dans leur ensemble à générer et porter des messages différents qui puissent supplanter celui des acteurs actuels.
Le départ collectif des « vieux opposants », des « opposants de carrière » comme on les désigne ironiquement n’aboutirait pas forcément à leur remplacement par ceux qui ont des qualités politiques plus désirables, d’autant plus qu’il y aura toujours en face le même régime avec sa brutalité et ses bassesses. C’est plutôt aux opposants « émergents » qu’il appartient de se démarquer par un message, une stratégie et des tactiques différents, et de s’imposer face aux anciens. Le peuple togolais, quant à lui saura faire la différence, et le manifestera dans les urnes ou dans la rue.
Ben Yaya,
New York, 11 Août 2025
Bonne analyse, cher Monsieur. Toute la fédération de football, toutes les divisions inclusives, doivent s’unir autour d’une stratégie unique… C’est seulement par l’union des équipes que leurs supporters pourraient aussi s’unir… A bon entendeur, demi-mot.