Au Togo, l’application TrueCaller fait des adeptes mais aussi des victimes. D’un côté, elle permet d’identifier les appelants inconnus et de se protéger contre les arnaques téléphoniques. De l’autre, elle expose les données personnelles des utilisateurs et de leurs contacts sans leur consentement.
Yves Komlan n’oubliera jamais cet appel. Une voix, se présentant comme le directeur de l’école de son fils, lui annonce un accident grave nécessitant des soins immédiats. Sous le choc, il transfère 30 000 FCFA pour « les premiers soins » avant de se précipiter à l’hôpital. Quelle ne fut sa surprise en voyant son fils rentrer sain et sauf de l’école, sans la moindre égratignure. Victime d’une escroquerie, ce qui a le plus perturbé M. Komlan, ce n’est pas tant l’argent perdu, mais le fait que l’arnaqueur l’ait appelé directement par son nom et surtout pour l’affoler.
Un autre cas intrigue tout autant. M. Kodjo raconte que, lorsqu’il appelle des personnes qu’il sait ne pas connaître, ces dernières l’identifient immédiatement par son nom ou son métier : « Certains m’appellent même “l’électricien”. Je trouve cela étrange ».
Ces expériences reflètent une réalité désormais courante : des applications comme TrueCaller permettent à quiconque de connaître l’identité d’un appelant inconnu. Une avancée technologique qui suscite autant d’admiration que d’inquiétude.
TrueCaller est une application populaire qui identifie les appelants, bloque les spams. Son attrait principal réside dans sa capacité à révéler l’identité de numéros non enregistrés dans le répertoire de l’utilisateur. Cependant, cette prouesse repose sur un mécanisme controversé : l’application extrait les carnets d’adresses de ses utilisateurs pour alimenter sa base de données. Ainsi, même si une personne n’a jamais installé l’application, ses coordonnées peuvent s’y retrouver si elles sont enregistrées par un tiers.
Une menace pour la vie privée au Togo ?
Le Togo, avec la loi n°2019-014 relative à la protection des données à caractère personnel, entend garantir le respect de la vie privée tout en régulant l’usage des nouvelles technologies. L’article 1er stipule que toute collecte ou traitement de données doit protéger les libertés fondamentales. La loi impose également le consentement explicite des individus concernés.
Un principe que violent certaines applications dont TrueCaller. « Les personnes qui ont téléchargé l’application avant de l’utiliser ont accepté les conditions d’utilisation. Mais le problème se trouve au niveau des contacts dans son répertoire qui eux peut-être n’ont pas installé l’application. Mais l’application les enregistre dans sa base de données. Cela pose un problème », explique Malik Géraldo, formateur en technologie de l’information lors d’une formation sur la sécurité numérique.
Pour Sam Adambounou, spécialiste du droit du numérique, le problème est un peu complexe. Au Togo, par exemple, cette application, elle est à la croisée de deux droits. « L’application se trouve à la croisée de deux droits : le droit à l’information et le droit à la confidentialité. Une personne appelée a le droit de savoir qui l’appelle, mais cela ne devrait pas se faire au détriment de la vie privée de l’appelant », regrette-t-il.
Pour ce qui est de la confidentialité, « La plupart de ces applications trouvent leurs sources d’informations sur Internet. En général, c’est les informations qu’on a publiées sur nos pages Facebook et Twitter. Là, c’est dans les ressources ouvertes qu’elles vont chercher ces données. L’application, si elle ne trouve pas sur Internet, va chercher dans la base de données de ceux qui ont déjà enregistré ce numéro sur un nom et c’est ce nom qui va être affiché. Maintenant, quand on parle de la confidentialité, ça veut dire, est-ce que j’ai donné l’autorisation à quelqu’un de connaître mon numéro ? Non. Je crois quand même qu’il y a une inquiétude qui se pose », ajoute-t-il.
Application dangereuse…
Dans un article intitulé « Quand une application trahit l’identité d’une journaliste d’investigation », le site dédié aux Tech ladn.eu révèle comment l’application TrueCaller qui identifie les numéros inconnus, peut s’avérer dangereuse pour les professionnels contraints de protéger leur identité. Dans cet article, l’ONG Privacy International a révélé un incident marquant impliquant une journaliste européenne appelée Chloé (nom modifié). Lors d’une enquête en Afrique de l’Ouest, elle réserve un taxi en utilisant son téléphone. À son arrivée, le chauffeur l’appelle par le nom de son émission télévisée, information obtenue grâce à TrueCaller. Si elle avait été dans un pays hostile aux journalistes, cela aurait pu la mettre, ainsi que ses sources, en grand danger. Elle est spécialiste des affaires sensibles comme le trafic d’êtres humains, les cartels de la drogue, la corruption d’État. Tous ses efforts pour conserver son anonymat ont été anéantis en quelques instants par TrueCaller, révèle l’ONG britannique Privacy International, qui lutte contre la violation de la vie privée.
En Afrique du Sud, TrueCaller est également accusée d’avoir enfreint la loi POPIA sur la protection des données personnelles. L’application exploite les carnets d’adresses de ses utilisateurs sans obtenir le consentement des tiers. Cette collecte massive d’informations, couplée à des failles de sécurité, expose les individus à des risques allant du harcèlement à l’usurpation d’identité.
Même si ce sujet se trouve à cheval sur le droit à l’information et le droit à la confidentialité, il est nécessaire de trouver un juste milieu. « Je crois quand même que c’est à ce niveau qu’il faut voir le problème. Maintenant, il faut voir comment il faut viser à encadrer davantage pour que cela ne crée pas de problème », souhaite Adambounou.
Le partage sécurisé de données confidentielles, l’identité numérique et les paiements étant les piliers fondamentaux des infrastructures publiques numériques (IPN), Malik Geraldo, pour sa part, estime que c’est une question sur laquelle l’Instance de Protection des Données à Caractère Personnel (IPDCP) créée en décembre 2020 par décret, devra plancher lorsqu’elle sera pleinement opérationnelle.
Joël Dadzie
Article publié dans le cadre de la Phase II du programme de Bourse de Journalisme sur les Infrastructures Publiques Numériques (IPN) initié par la Media Foundation for West Africa (MFWA) et Co-Develop
Source : Libertetogo.tg