L’arrestation fin mai du rappeur Aamron a réveillé une colère longtemps contenue au Togo. Dans une interview croisée avec Le Point Afrique, l’écrivain Radjoul Mouhamadou et le penseur Sénamé Koffi Agbodjinou décryptent un système à bout de souffle.
Depuis l’arrestation, fin mai, du rappeur Aamron – brièvement interné en hôpital psychiatrique avant d’être relâché –, des appels à manifester circulent au Togo, avec trois journées de mobilisation prévues les 26, 27 et 28 juin. Dans ce contexte tendu, deux intellectuels togolais livrent une analyse approfondie des tensions politiques actuelles. Radjoul Mouhamadou, politiste basé au Canada, coauteur de Ce pays est à nous, et Sénamé Koffi Agbodjinou, penseur togolais et initiateur du WoeLab, un écosystème citoyen et technologique basé à Lomé, décryptent les ressorts d’une contestation populaire et les perspectives qu’elle ouvre.
Alors que le régime de Faure Gnassingbé, désormais parlementaire, se heurte à une défiance croissante marquée par arrestations et intimidations, les deux hommes appellent à dépasser la simple réaction. Récemment, les réseaux professionnels – Meta principalement – en ligne de Sénamé Koffi Agbodjinou, fruit de plus de douze années de travail, ont été supprimés sans explication, illustrant la violence du verrouillage politique.
Entretien croisé sur les racines de la colère, le verrouillage démocratique et les scénarios d’avenir d’un pays trop longtemps confisqué.
Le Point Afrique : L’arrestation d’Aamron, fin mai, a servi de détonateur à une vague de mobilisation inédite. Où étiez-vous à ce moment-là et comment avez-vous vécu ce basculement ?
Radjoul Mouhamadou : J’ai été alerté très tôt, dès la nuit du 26 au 27 mai, alors que je revenais de Côte d’Ivoire. Sur le moment, j’ai cru que l’affaire se tasserait, comme cela arrive trop souvent. Mais, cette fois-là, l’onde de choc a été immédiate. L’ampleur de la réaction m’a surpris : le seuil de l’intolérable a clairement été franchi. Quelque chose venait de se réveiller chez les Togolais.
Ce sursaut semble pourtant heurter de plein fouet une forme de résignation ancrée depuis des années. Une génération entière paraît avoir renoncé à voter, militer ou même espérer. L’imaginaire collectif togolais a-t-il été brisé ?
Sénamé Koffi Agbodjinou : Nous avons, avec le Togo, un cas singulier d’emprise sur notre humanité : une culture extrémiste de la conservation du pouvoir, dépourvue de toute conviction susceptible, à l’occasion, de la sublimer – comme ce fut parfois le cas dans les grandes autocraties, capables de produire un souffle esthétique ou intellectuel. Ici, rien de cela. Juste un réflexe clanique, radicalisé depuis près de six décennies !
L’administration du pays reste figée dans un modèle hérité de la colonisation, totalement dépassé à l’heure de l’intelligence artificielle. Ce système maintient la société dans l’inefficacité et l’arriération. Il s’appuie à la fois sur la peur, utilisée de manière brutale pour dissuader toute contestation, et sur un enchevêtrement opaque d’alliances internationales qui le protègent. Peu à peu, cette emprise a étouffé chez les Togolais jusqu’à l’idée même qu’un autre avenir est possible.
Il faut aujourd’hui réensemencer l’imaginaire. Ce n’est pas seulement une urgence pour les Togolais. Le Togo manque au monde.
À quoi ressemble la vie quotidienne sous un pouvoir qui semble ne plus rien promettre ?
R. M. : La vie quotidienne d’un Togolais moyen, c’est une lutte constante. Les gens ont faim, littéralement. Même ceux qui, autrefois, étaient considérés comme des personnes-ressources dans leur famille n’arrivent plus à aider. Pendant ce temps, d’autres s’enrichissent de façon obscène.
Mais ce qui m’inquiète surtout, c’est le niveau général de la jeunesse. C’est, à mes yeux, l’une des jeunesses les plus désarmées de la sous-région, sur le plan à la fois professionnel et moral. Je le dis avec gravité. Elle s’est éduquée dans un système politique où le vol, le mensonge et la tricherie sont vus comme des moyens légitimes de réussir. Le modèle qu’on lui donne depuis le sommet de l’État, c’est celui-là : penser d’abord à soi. Et donc elle reproduit cette norme.
Dans ce pays, tout repose désormais sur les relations. Il faut connaître quelqu’un à l’armée pour éviter des ennuis avec un voisin. À la gendarmerie, ce n’est plus une question de droit ou de tort : tout dépend de ce que vous donnez. À l’hôpital, sans médecin dans la famille, vous pouvez mourir faute de prise en charge. Même pour faire des affaires, il faut un contact dans une banque. Rien ne suit une logique juste ou rationnelle. L’arbitraire est devenu la règle. L’État est démissionnaire. Nos dirigeants vivent dans un monde parallèle, totalement déconnecté. Et ce contraste devient encore plus flagrant aujourd’hui, quand on voit ce qui se fait juste à côté, au Bénin. Là-bas, on prouve qu’un changement est possible, et même rapide.
Plusieurs opposants ont été arrêtés ces dernières années sans susciter autant d’émoi. Qu’est-ce qui confère à l’affaire Aamron une résonance particulière ?
R. M. : Je pense que beaucoup de jeunes – 60 % des Togolais ont moins de 25 ans – se sont immédiatement identifiés à Aamron. Son discours radical, le ton de sa charge et l’efficacité de sa critique frontale de l’impéritie du système ont trouvé un écho puissant dans une jeunesse en quête de changement. Cette dernière s’est reconnue dans la figure de cet artiste comme à un porte-parole devenu à la fois un symbole et un martyr pour avoir tenu un langage désarmant de vérité.
Et puis il y a un autre facteur, plus sensible : son origine. Aamron est kabyé, du Nord, comme Faure Gnassingbé. Je n’aime pas du tout manier les grilles ethniques, car elles peuvent être piégées. Mais beaucoup dans la société civile attachent une signification forte à cet indicateur. Il est indéniable que les contestations qui émergent de cette région, longtemps considérée comme le socle du pouvoir, sont aussi rares qu’elles provoquent généralement de fortes secousses politiques. Ce glacis ethnique qu’on a trop longtemps cru à tort homogène derrière Faure Gnassingbé montre des signes de fissures. J’ai en tête les récentes prises de distance de Marguerite Gnakadè, l’ancienne ministre de la Défense. Pour nombre d’activistes, cette dissidence au sein même de la base du régime ouvre une brèche. Et, parce qu’il est du Nord, certains y ont vu une opportunité historique pour bousculer l’ordre établi.
L’ampleur des manifestations récentes vous semble-t-elle annoncer un basculement politique ?
R. M. : Ce qui s’est exprimé au Togo, c’est une pulsion de liberté, mais sans cadre. L’opposition est fragmentée, les partis absents, la société civile en retrait. On assiste à une mobilisation éclatée, efficace pour échapper à la répression mais vulnérable sur le long terme.
Soyons lucides. Faure Gnassingbé ne tombera pas sous les coups de boutoir de la seule contestation populaire, même si elle est absolument nécessaire. Pour beaucoup, l’armée pourrait jouer un rôle décisif dans l’évolution politique, soit en exerçant une pression interne pour un changement au sommet, soit en prenant le pouvoir par la force. Ce scénario serait tragique si cela se limitait à une simple alternance dans le contrôle civilo-militaire, comme c’est souvent le cas dans la région.
L’antidote est d’ores et déjà d’engager une réflexion stratégique et politique sur l’après-Faure Gnassingbé. Mais qui y travaille aujourd’hui ? Sans une vision claire, même la plus juste des révolutions risque de tourner en rond ou de se renier.
Vous parlez souvent d’une jeunesse capable d’hacker le réel, de créer des contre-espaces, des récits alternatifs. Quelles formes concrètes cette « réappropriation » du destin commun que vous appelez de vos vœux pourrait-elle prendre ?
S. K. A. : La jeunesse togolaise a forcément sa lumière propre enfouie dans son tréfonds. Sur l’état de décomposition avancée que révèle le système oppresseur, les choses appellent à la recomposition de quelque chose. Le creuset de la contestation actuelle est peut-être l’occasion pour cette lumière de filtrer.
La jeunesse togolaise a de véritables atouts entre les mains : les outils numériques, d’une part, et une richesse d’imaginaires, de récits et de cultures encore souvent inexploités, d’autre part. Si elle parvient à s’organiser autour de ces forces, et à nouer des alliances avec d’autres jeunesses africaines dans un panafricanisme réellement porté par les peuples, elle pourra jouer un rôle décisif. Dans un continent où les jeunes sont majoritaires, elle aurait alors les moyens de repenser l’État et d’en imaginer de nouvelles formes, mieux adaptées à notre époque.
La réforme constitutionnelle d’avril 2024, qui a instauré un régime parlementaire, marque-t-elle une rupture du contrat social togolais ?
R. M. : Oui, clairement. En imposant un changement de Constitution sans consultation populaire, Faure Gnassingbé a rompu unilatéralement l’ultime clause de la promesse démocratique nouée par voie référendaire en 1992. Ce refus de consulter le peuple vaut symboliquement autodestitution. Ironiquement, il s’est délesté tout seul de la dernière once de légitimité dont il pouvait jusqu’à récemment se prévaloir. Si cette nouvelle « République sans peuple » peine à se matérialiser institutionnellement, c’est bien parce qu’elle ne repose sur aucun socle de légitimité.
L’élection présidentielle, jusque-là, offrait un espace de respiration, un moment où le peuple togolais pouvait exister, s’exprimer, contester. En supprimant cette échéance, le régime croyait naïvement avoir fermé cette soupape sans avoir prévu que la pression se trouverait d’autres exutoires. L’opposition politique, elle, s’est effondrée, notamment depuis l’échec en 2020 de la Dynamique Mgr Kpodzro, qui a renoncé à la lutte pragmatique pour un leadership messianique. Résultat des courses : il ne subsiste aujourd’hui plus aucune force politique structurée, plus aucune alternative, plus aucun cap. Ce vide stratégique est, hélas, le meilleur allié du pouvoir togolais.
Le pays aspire fortement à une rupture, mais cette radicalité manque d’imagination symbolique et d’ambition politique. Ce flou maintient le système en place. Il ne s’agit plus seulement d’alternance : il faut reconstruire un contrat social, redonner du sens au bien commun. Cela ne viendra ni des putschistes ni des technocrates, mais d’un collectif capable de penser et de faire advenir un « tiers pays » – entre ce que nous vivons et ce que nous espérons. Une politique du beau, contre la laideur d’un régime sans horizon.
Il reste donc de la place pour une contestation non violente ?
S. K. A. : L’insensibilité manifeste du régime togolais voudrait pousser à se résoudre à une fatalité. Mais il y a toujours de la place pour l’intelligence. Surtout pour une intelligence qui se voudrait de la marge. C’est ce front que nous avons voulu ouvrir avec le projet « Ce pays est à nous tous.
Pensez-vous que le Togo pourrait basculer, à l’instar du Mali ou du Burkina Faso, vers un scénario de rupture militaire ?
R. M. : Oui, ce risque est réel. L’actuel soulèvement populaire pourrait servir de tremplin à l’armée togolaise pour resserrer son emprise sur le pouvoir politique, menant ainsi non pas à la rupture démocratique exigée depuis des décennies, mais à une sorte d’autoritarisme en treillis qui se réclame, comme au Sahel, du panafricanisme et du souverainisme.
Le régime togolais repose sur un déficit structurel de légitimité, mais également sur une forme de confiscation du temps. En effet, si Faure Gnassingbé n’a pas réussi à gouverner efficacement son pays, il semble avoir réussi à pétrifier le futur en dilapidant le temps nécessaire à la mise en œuvre des réformes structurelles urgentes.
Par ailleurs, son autorité s’exerce dans un climat marqué par des violences diffuses et multiformes, qui vont du harcèlement fiscal aux interventions policières jugées abusives, parfois dénoncées comme des détentions arbitraires ou des actes de torture par plusieurs observateurs et organisations. Dans ce cadre, le pouvoir apparaît comme pratiquant une gouvernance sans limite, ni légale ni temporelle.
Ce qui m’inquiète, c’est l’adhésion confusionniste d’une large part de la jeunesse togolaise aux sirènes du putschisme providentiel qui sévit au Sahel. Demain, toute cette séduisante énergie contestataire qui s’est exprimée pourrait fort bien être récupérée par le premier putschiste venu qui revêtira les habits neufs de la révolution panafricaniste.
Il faut éviter cela à tout prix. Il me semble essentiel que la contestation actuelle renforce les mécanismes démocratiques et protège les institutions. La voie la plus légitime et la plus constructive serait une transition civile, strictement encadrée dans le temps, visant à restaurer l’État de droit et à établir une République véritablement démocratique, garante des droits et libertés fondamentaux.
Vous êtes tous deux actifs dans des espaces panafricains et diasporiques. Comment cette position peut-elle contribuer aux luttes démocratiques sur le continent, notamment au Togo ?
S. K. A. : Cette double appartenance nous donne la responsabilité d’agir comme contrepoids à la diplomatie extérieure du pouvoir togolais, qui masque habilement l’impasse démocratique intérieure. Il s’agit d’user de notre position pour fissurer les verrous en ciblant les points de jonction par lesquels s’installe le silence ou l’oubli.
Nous pouvons aussi jouer un rôle de passeur entre écosystèmes militants et relancer un véritable travail de repolitisation du panafricanisme. Celui-ci, trop souvent réduit aujourd’hui à une posture ou à une plateforme, en vient parfois à marginaliser les luttes locales, comme celle du peuple togolais, perçues comme gênantes au regard des alliances ou des gages accordés par certains régimes à un « néopanafricanisme » de façade.
Source : lepoint.fr/afrique