Par Maryse QUASHIE et Roger Ekoué FOLIKOUE
En 2007, l’artiste ivoirien Tiken Jah FAKOLY a sorti son tube « Ouvrez les frontières » dans le contexte de « bunkerisation » de l’Europe se présentant comme une forteresse imprenable pour des Africains qui, fuyant la pauvreté, la misère, les conditions de vie difficiles etc., considèrent l’Europe comme un Eldorado qui leur ferme ses portes.
Alors que vous, «vous venez chaque année, l’été comme l’hiver et nous on vous reçoit toujours les bras ouverts » vous, vous fermez vos frontières dit Tiken Jah. Et quand nous, « on veut connaître la chance d‘étudier, la chance de voir nos rêves se réaliser, avoir un beau métier, pouvoir voyager, connaître ce que vous appelez liberté », non seulement, poursuit-il, vous nous imposez de rudes conditions pour l’obtention des visas, mais pire encore, d’une part, vous nous collez l’étiquette d’immigrés, terme qui, d’ailleurs, ne s’applique jamais à vous , puisque vous avez préféré, pour votre propre désignation, le terme de coopérant puis d’investisseur et d’entrepreneur, et d’autre part, vous adoptez, envers les pays africains, une politique d’exploitation et de pillage des ressources, sous le nom d’aide et de coopération. Ces deux derniers mots ont été remis en question par deux jeunes femmes africaines, Adam DICKO (Mali) et Ragnimwendé Eldaa KOAMA (Burkina Faso), en Octobre 2021 à Montpellier au 28è sommet France-Afrique.
Et quand la critique se prolonge sur le continent, pourquoi le président Emmanuel MACRON se met-il à parler d’un sentiment anti français ? Que ce soit au Cameroun, au Bénin, en Guinée Bissau et ces derniers jours d’août 2022 en Algérie, pourquoi le président MACRON choisit-il le prisme du sentiment anti français comme grille de lecture et surtout de compréhension ? Pourtant, Eldaa KOAMA le lui avait déjà signifié : « J’ai des choses à dire… s’il faut parler de l’imaginaire et de concept, il va falloir changer de vocabulaire sur des concepts dévalorisants qui résident encore dans vos discours et dans vos institutions… »
Et en cette année 2022, l’une des affirmations dévalorisantes qui revient souvent c’est que « les Africains sont manipulés » tantôt par la Chine, tantôt par la Russie et la dernière fois, en Algérie, la Turquie a été ajoutée à cette liste. Ce discours, non seulement, dégrade la France, qui, en tant que puissance, a régné pendant longtemps dans des pays africains, sans pour autant assurer la relève en laissant derrière elle des pays autonomes et indépendants, mais pire encore, cette déclaration constitue une insulte à tout un continent considéré, peut-être dans l’imaginaire français et européen, comme continent des incapables.
C’est de fait une non-reconnaissance de ces intellectuels auxquels Emmanuel MACRON lance pourtant des appels (Montpellier et puis la fameuse commission mixte d’histoire pour l’Algérie).
Et si les vraies frontières à ouvrir étaient, d’abord, dans l’imaginaire et dans les représentations ? N’y aurait-il pas alors une réelle chance de tisser de nouvelles relations, de nouveaux partenariats ?
Mais les frontières ne sont pas que du côté de l’Occident. En effet, elles sont aussi du côté des Africains. Et c’est à ce niveau que les mots de l’artiste ivoirien pourraient encore servir de stimulants. Pourquoi le continent qui critique les méfaits de la colonisation et parle de la balkanisation de l’Afrique, est-il encore celui qui tient le plus aux frontières issues de la période coloniale, devenant par là-même incapable de se regrouper en inventant de grands ensembles politiques ? A titre d’illustration on peut citer trois cas : la Gambie à l’intérieur du Sénégal, celui du Sahara Occidental qui est toujours une cause de conflits potentiels au Maghreb, et enfin le cas de l’enclave de Cabinda qui fait partie des dix-huit provinces d’Angola alors qu’elle se situe au Sud de la République du Congo et est séparée de l’Angola par une partie de la RDC ; cette enclave est également source de tension. Ouvrir les frontières ne serait-il pas d’actualité pour une Afrique à repenser ?
Pourquoi ces frontières sont-elles encore présentes et si opérationnelles même au sein des grands démembrements comme l’Union du Maghreb Arabe (UMA), la Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC), la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), la Communauté de Développement de l’Afrique Australe (SADC) etc. ? Pour le développement des citoyens de ces différents espaces, qui ont soif de liberté et de bien-être, ouvrir les frontières ne devient-il pas une urgence vitale comme une des réponses au malaise qui pousse vers l’Europe des jeunes Africains désespérés et les amène à tomber, comme des mouches, dans la Méditerranée, devenue un cimetière à ciel ouvert ? Ce scandale qui est dénoncé, dès 2003, par Fatou DIOME dans «Le Ventre de l’Atlantique », se poursuit car de tous les côtés, malgré tous les beaux discours sur les Droits de l’Homme, on refuse d’ouvrir les frontières, on refuse de mettre l‘humain au cœur des politiques publiques tant à l’intérieur des pays africains qu’à l’extérieur du continent.
Par ailleurs, l’Afrique qui se bat pour sa monnaie est encore celle dont les responsables peinent à ouvrir les frontières pour créer véritablement une ère nouvelle en économie. Dans ce sens, le grand marché africain (ZLECA), ne serait-il pas un autre mythe ? Ce n’est pas le changement de nom de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) en Union Africaine en 2002, qui serait, la véritable solution aux problèmes africains. En effet, quand des citoyens se décident à aller en Europe, c’est pour un mieux-être introuvable en Afrique à cause des crises politiques, de la misère économique. Qui voudrait quitter son pays si ce dernier offrait de bonnes conditions de vie ?
Par conséquent, les frontières à ouvrir en 2022 ne sont plus uniquement les frontières terrestres, aériennes et maritimes ou des frontières de langage, de représentation, de mentalité, mais aussi et surtout les frontières de la politique. Et c’est précisément ici qu’apparaît d’autres frontières, peut-être les vraies, pour une Afrique nouvelle.
Pourquoi enferme-t-on la politique simplement dans la recherche de moyens de s’enrichir? Ouvrir les frontières de la politique n’est-ce pas saisir, fondamentalement, l’autorité politique comme une capacité d’agir avec les autres et non comme un simple moyen de domination, dans la mesure où « l’abus de pouvoir peut, dans un certain sens, imposer le calme mais il ne s’agit que d’une apparente tranquillité qui masque des frustrations prêtes à exploser à la première occasion dans une tentative de libération face à l’arbitraire. (Mgr BARRIGAH in Crise d’autorité, abus de pouvoir).
Ouvrir les frontières n’est-ce pas favoriser la mobilité entre les jeunes à l’intérieur des pays, dans la sous-région et sur le continent ? Ouvrir les frontières n’est-ce pas faire naître plus de coopération entre différentes institutions de recherche et de production sur le continent, comme le recommande ce commentaire d’une lectrice après la publication de notre tribune du 26 août dernier : « Les Africains aiment porter des pagnes mais les pagnes sont fabriqués aux Pays-Bas (Hollande) et en Chine. Pourquoi nos hommes et femmes d’affaires ne se mettraient-ils pas ensemble pour installer une ou des usines en Afrique ? ».
Lomé, le 2 septembre 2022