Togo-Bras de fer entre l’USYMAT et le ministre de la Justice : Le besoin d’honnêteté et d’humilité s’impose

Depuis quelques semaines, une épreuve de force a pris corps entre l’Union Syndicale des Magistrats du Togo (UYMAT), l’Association Nationale des Magistrats (ANM) et le ministre de la justice à propos de deux circulaires adressées par ce dernier aux détenteurs du pouvoir judiciaire de notre pays. L’une adressée aux magistrats du siège, c’est-à-dire les présidents des cours d’appel et présidents des tribunaux de première instance et l’autre aux magistrats du ministère public, à savoir les procureurs généraux près les cours d’appel et les procureurs de la République près les tribunaux de première instance.

Pour le ministre, il s’agit de faire face aux dérives et abus dont certains justiciables font de ces ordonnances prises sur requête surtout lorsqu’elles sont prises contre « personnes non dénommées ».

Suite à ces deux circulaires il y’a eu diverses réactions. Certains par émotion ou passion, ont applaudi et félicité le ministre pour le bon travail, sans chercher à interroger le caractère efficace, légal ou non de telles mesures ; d’autres ont cerné le sens de ces circulaires et leur caractère inefficace, illégale et populiste et n’ont pas hésité à les dénoncer ou interpeller le ministre ; d’autres enfin, la plus grande majorité, n’ont rien pigé du tout. Pourtant parmi ces derniers, certains montent au créneau pour tenter d’expliquer ces mesures et en rajoutent davantage à la confusion déjà née dans l’esprit des citoyens.

Face à cet imbroglio, nous nous sommes intéressé au sujet et après avoir consulté quelques spécialistes du droit, notamment du doit administratif aussi bien au plan national qu’international qui ont mis à notre disposition une batterie d’éléments techniques et donné leurs avis, nous procédons ici, à un éclairage plus posé dudit sujet, dans l’ultime but de permettre à nos concitoyens de mieux comprendre ce qui se joue réellement afin d’empêcher que l’on ne tire aveuglément à boulet rouge sur des personnes qui pourtant, sont de bonne foi et recherchent une application saine de la loi.

D’abord quel sens donne-t-on à une circulaire ?

Par définition, la circulaire est un texte, un acte adressé par les autorités administratives (ministre, recteur, préfet,…) aux services ou aux agents placés sous leur autorité hiérarchique, pour faire passer une information entre les différents services d’un ministère ou d’un ministère vers les services déconcentrés. Ces circulaires peuvent prendre d’autres noms tels que « note de service » ou « instruction ».

Elles sont prises très souvent par le ministre à l’occasion de la parution d’un texte législatif ou réglementaire (loi, décret…) pour expliquer aux agents ou aux services qui vont devoir appliquer ces textes ou aux administrés, ou leur indiquer «ce qu’est, à son sens, l’état du droit et comment il doit être appliqué ». Ce sont donc des actes administratifs qui ont pour objet de donner une « interprétation » de la réglementation en vigueur pris souvent par le Premier ministre ou les ministres. C’est donc le cas des circulaires objets du présent développement.

La première prescrit un certain nombre d’actes que doivent accomplir les présidents des cours d’appel et tribunaux avant la prise des ordonnances à pied de requête et la seconde instruit formellement les procureurs généraux et de la République de contrôler le respect des actes prescrits avant d’accorder toute assistance à la force publique pour leur exécution le cas échéant. Que doit en principe contenir une circulaire ?

En principe, la circulaire étant par essence tributaire d’une loi ou d’un texte, l’auteur de celle-ci doit se contenter exclusivement d’expliquer ou d’interpréter la disposition légale ou réglementaire ; autrement dit, il ne doit rien y ajouter ou retrancher que la loi elle-même n’en a pas prévu ou n’en dispose.

Dans le cas d’espèce, pour savoir si le ministre de la justice se contente-t-il d’ajouter ou de retrancher des choses aux articles 163 et 215 du code de procédure civile et 52 du code de l’organisation judiciaire, examinons ensemble les termes de ces articles et confrontons les avec les termes des deux circulaires.

A propos de la première circulaire voici le contenu des articles y afférents :

L’article 163 dispose : « Le président du tribunal est saisi par requête dans les cas spécifiés par la loi. Il peut également ordonner sur requête toutes mesures urgentes lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement ».

L’article 215 dispose : « Le président de la juridiction d’appel peut, au cours de l’instance d’appel, ordonner sur requête toutes mesures urgentes relatives à la sauvegarde de droits d’une partie ou d’un tiers lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement. »

Malgré ces dispositions claires, voici ce que contient la circulaire du Ministre, garde des sceaux :

« Je demande aux présidents des tribunaux et cours d’appel, avant toute signature d’une ordonnance portant cessation de travaux ou ouverture de porte sur le fondement des articles 163 alinéa 2 et 215 du code de procédure civile : -de procéder, autant que faire se peut, à une enquête sommaire consistant à une vérification des allégations sur les lieux, ce aux frais du requérant de l’ordonnance, -à défaut, d’exiger un constat fait par un huissier de justice autre que l’huissier initiateur de la requête ».

A lire les articles 163 et 215 du code de procédure et le contenu de la circulaire du 14 octobre 2021, l’on s’aperçoit clairement que le ministre de la justice crée ou ajoute des actes que la loi n’a pas prévus notamment « …une enquête sommaire consistant à une vérification des allégations sur les lieux… », donc un transport sur le lieux et pire encore, aux frais du requérant qui a déjà payé pour un constat d’huissier.

Le président du Tribunal de Lomé Kossi KUTUHUN l’a lui-même relevé dans un reportage réalisé par le confrère Joseph NATCHI de victoire FM. Il affirme : « C’est une mesure qui est prise par le juge lorsqu’il est saisi. Et avant de délivrer ces genres d’ordonnance de cessation des travaux, nous apprécions les pièces justificatives que le requérant, c’est-à-dire le demandeur annexe à sa requête et si vous trouvez qu’il y’a des raisons de bonne justice pour ordonner la mesure sollicitée, vous l’ordonnez pour aller porter des mentions sur les constructions qui sont en cours. Lorsque par exemple on vous présente une requête et que celui qui présente la requête dit qu’il ne connait pas l’auteur des faits, vous allez inviter qui à part le demandeur ? Le texte sur le fondement duquel nous prenons nos ordonnances ne disent nulle part que le juge qui est saisi doit se déplacer sur le terrain ».

Il me semble que c’est clair que la circulaire du ministre déforme le contenu des textes susvisés en créant un acte d’investigation que le législateur n’a pas prévu.

Plus grave, l’exigence par le ministre d’un autre constat d’huissier toujours au frais du même requérant vient heurter de front l’article 5 de la loi N°2011-043 du 30 décembre 20, portant statut des huissiers de justice au Togo qui fait des actes de constatation matérielle des huissiers de justice, en dehors de matière pénale où ils n’ont qu’une valeur de renseignement, des actes « qui font foi jusqu’à preuve du contraire ».

Or, en droit processuel, c’est celui qui conteste une chose qui doit en rapporter la preuve contraire. Quel intérêt aurait un président de Tribunal ou de cour d’appel, à contester lui-même ou à douter d’un procès-verbal de constat d’huissier, au point d’en demander un autre constat établi par un autre huissier que par celui de réacquérant dans une procédure d’obtention d’ordonnance à pied de requête qui, à part le fait d’être une mesure conservatoire urgente, reste et demeure aussi une mesure d’investigation dans la mesure où l’autre partie peut ne pas être connue.

Le professeur Komi WOLOU affirme à ce propos sur Radio victoire FM : 《… il arrive que dans certaines situations, pour certains actes qu’il n’est pas besoin d’écouter les deux parties. Mais cela ne veut pas dire que c’est définitif. La décision prise peut faire l’objet d’un recours qui lui permettrait d’écouter les deux parties ».

Par ailleurs, une petite observation en termes de coût d’une procédure menée selon les prescriptions du ministre implique que le requérant aura simplement à supporter des frais énormes alors qu’on n’est pas encore sur le fond du dossier. Il supportera entre autres, les frais du premier constat d’huissier, les frais d’enregistrement de la requête, les frais du deuxième constant d’huissier ainsi que les frais du transport du président du Tribunal ou de la cour d’appel.

De toute évidence, ceci devient trop exorbitant pour les populations qui sont déjà financièrement éprouvées. N’oublions pas non plus que, pour ceux qui sont habitués au procès civil en matière immobilière, les frais de transports sont destinés au juge et au greffier qui doivent se transporter sur les lieux, logiquement, les mesures prescrites par le ministre arrangent les présidents des cours d’appel et des tribunaux. Mais s’ils les contestent c’est sans aucun doute à cause de leur caractère manifestement illégal.

De plus, en leur qualité de magistrats de siège les présidents des cours et des tribunaux (les juges), ils n’ont en réalité pas à recevoir, en ce qui concerne leurs attributions juridictionnelles, des instructions de quelque autorité que ce soit, fut-elle ministre de la justice. En effet la Constitution togolaise en son article 113 dispose clairement que « les juges ne sont soumis dans l’exercice de leurs fonctions qu’à l’autorité de la loi ».

Les mêmes dispositions sont reprises par l’article 4 du statut des magistrats au Togo qui dispose que « les magistrats du siège, dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles, ne peuvent recevoir des instructions hiérarchiques ». Le professeur Komi WOLOU de la Faculté de Droit de l’Université de Lomé, toujours sur Victoire FM renchérit en disant : « Les juges dans leurs fonctions juridictionnelles ne sont sous l’autorité de personne. Ils sont sous la seule autorité de la loi. Dans ces conditions, que le ministre leur donne des instructions peut paraître gênant ». Ceci se passe de commentaire ; On ne donne pas des instructions à un juge dans le processus de prise d’une décision juridictionnelle.

Quid maintenant de la seconde circulaire adressée aux magistrats du parquet ?

Dans cette circulaire datée du 25 octobre 2021, le ministre de la justice et de la législation écrit à l’endroit des procureurs généraux et procureurs de la République : « Considérant que l’exécution des ordonnances en question intervient souvent avec l’assistance de la force publique que vous accordez aux bénéficiaires. Je vous instruis avant l’octroi d’une telle assistance de vous assurer du respect scrupuleux des exigences de la circulaire n°001/MJL/SG du 14 octobre 2021 ».

Ici, nous constatons que le ton du ministre de la justice est ferme, contrairement à l’autre circulaire où il semble s’adresser aux juges avec une certaine souplesse. Cela s’explique bien dans la mesure où, comme nous l’a si bien souligné la Constitution, les magistrats du siège ou les juges dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles ne doivent recevoir d’instructions de personnes.

Par contre, les magistrats des parquets (cour d’appel et tribunaux), c’est-à-dire les procureurs Généraux des cours d’appels et les procureurs de la République sont quant eux, placés sous l’autorité hiérarchique du ministre de la justice qui peut leur donner des instructions dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions.

L’article 5 du statut des magistrats du Togo dispose en effet que « Les magistrats du ministère public sont placés sous la direction de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du Garde des Sceaux, ministre de la justice ». Il se passe de tout commentaire que le ministre de la justice est chef des procureurs de la république et des procureurs généraux près les cours d’appel. Il peut donc à ce titre leur donner des instructions qu’il ne peut en donner aux juges. Ainsi, si l’on ne peut contester cette prérogative du ministre de la justice à donner des instructions aux procureurs, est-il permis de donner des instructions sans se préoccuper de leur légalité en lien avec les lois en vigueur ? La réponse à cette question est évidente ; nul n’’étant au-dessus de la loi y compris l’administration, le ministre ne peut donner aux procureurs, des instructions qui se détachent ou s’écartent complètement de la loi.

En l’espèce la circulaire du 25 octobre 2021 adressée par le ministre de la justice est-elle légale ?

Manifestement non, puisque le ministre y instruit les procureurs de contrôler si les juges ont respecté les exigences de la circulaire du 14 octobre 2021 dans la prise des ordonnances en question, avant de prêter main forte pour l’exécution de ces dernières.

L’autre question qui se pose est de savoir si la loi a donné une telle prérogative aux procureurs ou c’est le ministre qui la crée de toute pièce par sa circulaire. L’ordonnance sur requête est une décision de justice qui s’exécute sur minute, c’est-à-dire à sa simple vue, en dehors de toute forme de recours et de contrôle. Dès lors que l’ordonnance est prise, elle est exécutoire, un point c’est tout. C’est pour cette raison que l’article 52 de loi n° 2019-015 du 30 octobre 2019 portant code de l’organisation judiciaire dispose :

« Les mandats de justice et les décisions de justice sont exécutoires sur toute l’étendue du territoire national. A cet effet, les expéditions des arrêts, jugements, mandats de justice, et tous actes susceptibles d’exécution forcée sont revêtus de la formule exécutoire ainsi libellée : En conséquence, la République togolaise mande et ordonne à tous huissiers ou agents légalement habilités sur ce requis, de mettre le présent arrêt (ou jugement …) à exécution, aux procureurs généraux près les cours d’appel, aux procureurs de la République d’y tenir la main, à tous commandants et officiers de la force publique, de prêter main forte lorsqu’ils en seront légalement requis ».

Quand on lit cette formule, le législateur n’a dit nulle part que les procureurs doivent contrôler le respect d’une certaine prescription que le juge devrait observer avant de requérir la force publique pour son exécution forcée. C’est simplement un ordre que la loi donne aux procureurs à cet effet, sans une autre forme de contrôle.

En procédant comme il l’a fait, le ministre a institué un contrôle administratif du ministère public et au fond et en réalité, du ministre de la justice qui en est le chef, sur les actes juridictionnels des juges qui ne le sont que dans le cadre d’un recours juridictionnel. Ce qui constitue une violation flagrante de l’article 52 du code de l’organisation judiciaire. Du coup, l’on est fondé à conclure à une dérive autoritaire grave.

Il faudrait ainsi que les circulaires objets de discorde entre le ministre de la justice, l’USYMAT et l’ANM, au regard de leur caractère illégal, soient revues dans l’intérêt de la loi et des populations.

Au vu de ces éléments, ainsi présentés sans passion ni parti pris, l’on comprend aisément le bien fondé des observations de l’Union Syndicale des Magistrats du Togo (USYMAT) suivie d’ailleurs par l’Association Nationale des Magistrats (ANM) qui ont clairement établi les violations contenues dans les circulaires du ministre de la justice. Il serait mieux pour le bien de tous, de mettre balle à terre, de faire profil bas et de discuter (comme cela aurait pu être le cas avant la prise de ces circulaires) afin de trouver des solutions adéquates, au lieu de persister à travers des procédures disciplinaires alambiquées, à moins que l’on veuille régler des comptes personnels ou poursuivre un autre objectif pour l’instant ignoré.

La justice est le baromètre de l’équilibre de toute société, son assainissement ne peut qu’être salué par tout le monde à la fois, mais celui-ci doit naturellement s’opérer dans les règles de l’art, en harmonie parfaite avec les lois en vigueur.


Luc ABAKI

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