CITE AU QUOTIDIEN : LA JUSTICE SOCIALE POUR LUTTER CONTRE LA CHERTE DE LA VIE

Ceux de l’autre côté de la grande barrière qui coupe ce pays en deux, ne peuvent sans doute pas s’imaginer ce que c’est que 120 f CFA d’augmentation du prix du litre d’essence en quelques semaines, par exemple, pour nos frères les conducteurs de taxi-moto qui peinent à ramener chaque soir 2000 f CFA pour nourrir leur famille et recommencer une nouvelle journée de travail.

En effet, comment le pourraient-ils, ceux pour qui les revenus de l’essence se chiffrent milliards ou en millions et aussi pour ceux qui jouissent des bons d’essence ? Il se trouve que de l’autre côté de la barrière, on ne peut même pas imaginer ce qu’est un milliard de francs, même pas un million.
Cette augmentation du prix de l’essence correspondrait même à une faveur qu’on ferait aux citoyens comme on nous l’a expliqué à coup de tableaux. Dans le même temps on sait que cette augmentation du prix de l’essence devrait certainement déclencher des hausses en cascade étant donné, par exemple, les frais de transport des diverses marchandises. Par conséquent, les producteurs que sont les paysans vont avoir des frais supplémentaires.
Comment pourront-ils y faire face ?
Personne n’a de réponse à cette question car ceux de l’autre côté de la barrière, peut-être, n’imaginent pas qu’en ouvrant une bouteille de champagne, ils boivent, parfois, en quelques minutes le revenu de la moitié d’une année d’un ménage pauvre. Joindre les deux bouts et finir la fin du mois sont des réalités qui traduisent de dures conditions de vie.
La misère se lit sur les visages et la pauvreté ne cesse d’augmenter sur le continent et dans notre pays. En effet l’incidence de la pauvreté se situe à 45,5% (dans un pays ou les 2/3 des habitants sont des paysans) selon les données publiées par le gouvernement lui-même en 2020 et le seuil de pauvreté était alors de 273 628,3CFA par personne et par an (soit moins de 750 CFA par jour). Et ces données sont basées sur les enquêtes de 2019, donc des chiffres d’avant la crise du COVID-19 et d’avant l’actuelle guerre en Ukraine ! La cherté de la vie n’est pas un mythe au contraire c’est un fait qui transforme l’existence en un chemin de croix.
Ceux de l’autre côté de la barrière, comment pourraient-ils imaginer la vie avec 35 000 f CFA (actuel SMIC) pour une famille moyenne de 4 enfants, à Lomé où à cause du coût des loyers les familles s’entassent dans une seule pièce ? (Et on nous a récemment précisé qu’il n’était pas question de revaloriser le SMIC). De ce côté de la barrière, on regarde le train de vie de certains, on voit des immeubles dans l’espace public et on se demande si ceux qui y résident changent de chambre chaque nuit pour pouvoir occuper les innombrables chambres que contiennent les immenses villas à 2, 3, 4 étages où ils habitent ! On constate des villas dont les garages sont plus grands que les chambres où dorment certains citoyens avec leurs enfants !
Nous n’avons d’ailleurs guère le temps de réfléchir à cela car nous sommes devant des problèmes qui nous enlèvent le sommeil. On pourrait penser ici à deux ouvrages, celui du Togolais Essè AMOUSSOU « Pourquoi la pauvreté s’aggrave-t-elle en Afrique noire ? » et celui de l’Ivoirien Alain COCAUTHREY « La pauvreté endémique en Afrique : Quelles solutions durables ? »
Dans le contexte actuel, de nombreux parents se demandent alors comment trouver de l’argent à donner aux enfants qui vont à l’école pour qu’ils ne passent pas toute la journée le ventre vide ? Ceux de l’autre côté de la barrière, se rendent-ils compte que donner 150 f CFA par enfant (aujourd’hui que peut-on manger avec cette somme ?) lorsque vous avez deux enfants scolarisés revient à 6000 f CFA par mois à retirer des 35 000 f CFA du SMIC que beaucoup n’atteignent d’ailleurs pas ? Après cela, il faut trouver l’argent de l’alimentation quotidienne de toute la famille, le loyer, les autres frais scolaires, les frais de santé, etc.
Oh oui il y a des Togolais qui gagnent bien plus que cela, nous répondrait-on. Un instituteur par exemple ? Avec le niveau CAP, ceux qu’on va recruter après le concours du mois de juin 2022 vont débuter, probablement, à 110 000 f CFA. Et à combien seront-ils en fin de carrière ? Comment progresseront-ils ? Pourquoi leurs aînés prennent-ils tant de risque pour demander l’amélioration de leur condition de vie ?
Quand on est, à un moment, de l’autre côté de la barrière, on a vite fait de trouver que ceux qui revendiquent, exagèrent. Et pourtant c’est parce que la vie devient de plus en plus dure, les produits de première nécessité sont difficiles d’accès, le désir d’avoir des loisirs et de voyager s’estompent d’année en année et enfin faire des économies, c’est impossible car la lutte pour la survie est devenue le mode d’exister.
Quel est l’enseignant d’université qui n’aimerait pas acheter une voiture neuve une seule fois dans sa vie au lieu d’être condamné aux voitures d’occasion venues d’Europe ?
Quel retraité de l’enseignement supérieur ou autre retraité ne désirerait pas vivre autrement qu’en comptant chaque sou, avec un niveau de vie moindre que celui auquel il avait débuté sa carrière ? Bien vivre et mieux vivre sont presque impossibles pour certains qui sont à un côté de la barrière. Le fait de travailler ou d’avoir travaillé n’est plus un critère crédible pour être du bon côté de la barrière.
Parfois, ceux du mauvais côté de la barrière, se laissent aller à la colère, à une certaine révolte même. Mais précisons-le, ces sentiments s’élèvent contre les situations et non contre des personnes.
Ce que nous voulons, en réalité, c’est faire tomber la barrière qui coupe notre pays en deux. C’est à cause de cette barrière que l’argent prend tant d’importance car c’est par amour pour lui et le pouvoir illusoire qu’il donne que la barrière s’est peu à peu élevée et semble aujourd’hui infranchissable.
Oui, chacun d’entre nous a connu quelqu’un avec qui il était de ce côté de la barrière, et progressivement l’argent a éloigné cette personne jusqu’à ce qu’il fasse ostensiblement partie de ceux qui sont de l’autre côté de la barrière. Le pire c’est que la grande barrière a en quelque sorte eu des enfants, des petites barrières entre ceux de l’autre côté. Et si nous n’y faisons attention, on risque de créer de semblables barrières de chaque côté.
Ce qui est sûr c’est que nous n’avons pas de haine pour ceux qui sont de l’autre côté de la barrière. D’abord parce que leur situation n’est guère confortable : il faut qu’ils luttent sans arrêt pour rester du côté de la barrière où ils se trouvent. Il y a en effet une rude compétition entre eux car le nombre de places est limité, à cause de la taille du gâteau à se partager qui ne change pas. On peut alors perdre la bataille jusqu’à être éjecté et se retrouver de l’autre côté de la barrière. Vous vous imaginez ? Se réhabituer à cette vie ?
Non, nous n’avons pas de haine pour ceux qui sont de l’autre côté de la barrière, surtout parce qu’au fond ce sont des frères et sœurs et une des valeurs que nous défendons et que nous voulons leur faire acquérir c’est la FRATERNITE. Mais il ne s’agit pas de la fausse fraternité fondée sur les intérêts d’argent ou de pouvoir, il s’agit de la fraternité fondée sur le regard que je pose sur l’autre, lui reconnaissant une dignité égale à la mienne. C’est cette fraternité qui fait tomber les barrières et qui fera tomber la grande barrière.
Comment ne pas alors partager avec toi et avec les autres ?
Notre espoir est de faire tomber les murs qui bloquent la nécessité du partage, source de bonheur pour tous ; faire tomber les représentations qui empêchent la recherche et la construction du bien commun. Travailler pour une vision du bonheur partagé est-ce impossible dans notre pays et dans notre monde ?
Nous avons d’autant moins de haine pour ceux qui sont de l’autre côté de la barrière que nous sommes persuadés de ceci : même si le présent est dur, nous devons nous battre pour nous donner un avenir et cela dépend de notre capacité de rêver, de croire et de nous engager pour qu’un autre monde advienne et c’est possible. Nous avons un avenir à bâtir et nous sommes convaincus que notre avenir dépend de nous.
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Lomé, le 13 mai 2022

Par Maryse QUASHIE et Roger Ekoué FOLIKOUE

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