Le président, au pouvoir depuis 2005, n’hésite pas à réprimer toute opposition intérieure tandis qu’il se déploie en « médiation et tolérance » sur la scène continentale.
« Lomé, capitale de la paix, de la médiation, du dialogue et de la tolérance. » Le slogan choisi par le gouvernement togolais à l’occasion du Forum sur la paix et la sécurité qui s’est tenu à Lomé du vendredi 20 au dimanche 22 octobre était programmatique. A l’Hôtel du 2 Février, au milieu d’un parterre de diplomates, d’intellectuels et de représentants d’instances internationales, certains des invités étaient scrutés : les représentants des trois juntes au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Des régimes mis au ban de la communauté internationale depuis qu’ils ont commis un coup d’Etat, mais dont les relations avec le président togolais Faure Essozimna Gnassingbé sont au beau fixe.
« Médiation et tolérance », s’est plu à répéter le chef de la diplomatie togolaise, Robert Dussey, sur la scène du forum. Pourtant, sitôt le marbre de l’hôtel débarrassé de ses prestigieux invités, c’est un tout autre visage qu’ont montré les autorités de Lomé. Dans le hall du palace, les forces de sécurité ont débarqué le 25 octobre pour signifier à Joseph Breham et Matilda Ferey, deux avocats français représentant Abgéyomé Kodjo, qui a perdu la présidentielle de 2020 lors de laquelle Faure Essozimna Gnassingbé a été réélu pour un quatrième mandat, qu’ils n’étaient plus libres de leurs mouvements. « Ils nous ont très fermement empêchés de sortir de l’hôtel, en nous disant qu’ils étaient là pour assurer notre sécurité. En réalité, ils voulaient nous empêcher de participer à la conférence de presse que nous avions organisée juste avant notre retour à Paris », explique Me Breham. Les avocats d’Agbéyomé Kodjo, qui vit en exil, comptaient notamment « communiquer sur les méthodes de traitement inhumain et dégradant subis » par certains de ses militants, emprisonnés après l’élection. En vain. Ils ont été raccompagnés dans la soirée du 25 octobre à l’aéroport par les forces de l’ordre.
« Trompe-l’œil »
La séquence illustre le paradoxe qui fait la politique de Faure Essozimna Gnassingbé : une diplomatie axée sur la médiation dans les conflits régionaux, conjuguée, en interne, à l’autoritarisme. « Le Togo est un pays en trompe-l’œil », estime le professeur Michel Goeh-Akue, historien. Pour l’ancien dirigeant syndicaliste proche de l’opposition, « la diplomatie tous azimuts de M. Gnassingbé est un moyen pour lui de s’offrir une légitimité. Il se polit une image d’homme de paix dehors pour faire oublier ce qui se passe au Togo, où il dirige un régime militaire ».
Ce grand écart a jusqu’ici permis au régime d’assurer sa longévité. Faure Gnassingbé est l’homme de tous les podiums. Premier fils de président africain à accéder au pouvoir à la mort de son père, en 2005 – au prix d’une répression qui a fait plus de 400 morts selon l’ONU, avant Ali Bongo Ondimba au Gabon, Uhurru Kenyata au Kenya ou encore Joseph Kabila en République démocratique du Congo (RDC), il est aussi le dernier d’entre eux encore en fonction. A 57 ans, il figure parmi les plus jeunes chefs d’Etat du continent tout en étant celui qui a le plus d’années de pouvoir au compteur (dix-huit) en Afrique de l’Ouest. Au point de se faire appeler par ses pairs le « jeune doyen ». L’homme timide mais têtu n’aime pas l’expression : elle rappelle qu’il doit sa fonction à son père, Etienne Eyadema Gnassingbé. Médiateur au Biafra, au Liberia, en Sierra Leone, en Guinée-Bissau, au Tchad, en Côte d’Ivoire… le général a enseigné à son fils le talent de la médiation au fur et à mesure des fonctions qu’il lui a confiées : conseiller du président, ministre et député, puis dauphin. Un héritage encombrant mais qui fait de lui un homme moins regardant sur les principes démocratiques que la communauté internationale.
Dès le coup d’Etat d’août 2020 au Mali, M. Gnassingbé a affiché sa singularité. En même temps qu’il siégeait au sein de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) qui a imposé un embargo économique et territorial à la nouvelle junte, il a reçu à Lomé le colonel Assimi Goïta en décembre, alors vice-président, qui est devenu président en mai 2021. Plusieurs fois, ces trois dernières années, M. Gnassingbé s’est rendu à Bamako, capitale devenue infréquentable pour de nombreux chefs d’Etat. En 2022, c’est encore lui qui est nommé médiateur pour faire libérer 49 soldats ivoiriens retenus prisonniers à Bamako qui les accuse d’être des mercenaires. Dans ce dossier, la visite du président togolais dans la capitale malienne le 4 janvier 2023 a été décisive : trois jours plus tard, les soldats étaient libérés.
Cette « diplomatie agissante, discrète et efficace », selon les mots de la présidence, est favorisée par les relations personnelles de longue date Robert Dussey avec son homologue Abdoulaye Diop – un ami du temps où ce dernier officiait au sein de l’Union africaine (UA) quand le premier jouait déjà au médiateur au sein de la communauté vaticane Sant’Egidio. Le chef de la diplomatie togolaise est aussi très proche du président Goïta, qui l’a d’ailleurs élevé au rang de commandeur de l’Ordre national du Mali en mai 2023. Le modèle se reproduit après les coups d’Etat au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023). « Comme les Maliens font confiance à Faure, ils ont conseillé aux autres putschistes de se tourner vers lui », raconte un conseiller du gouvernement togolais.
« En même temps »
Depuis, les liens se sont renforcés entre Lomé et le trio putschiste, uni depuis septembre au sein de l’Alliance des Etats du Sahel (AES). La base aérienne de Niamtougou, plantée dans le nord du Togo, à une dizaine de kilomètres de Pya, le village d’origine des Gnassingbé, fait office de hub de la diplomatie discrète mise en œuvre par le président. Encore début août, « Faure Gnassingbé y a rencontré des représentants des trois régimes militaires (du Mali, du Burkina Faso et du Niger) », glisse le même conseiller. Selon nos informations, le président togolais s’est aussi discrètement envolé pour Niamey début octobre, avant que le premier ministre nigérien Lamine Zeine ne vienne tout aussi discrètement à Lomé. Interrogé par Le Monde sur ces séjours et leurs objectifs, Robert Dussey sourit mais ne dit mot. Et qu’importe si le « en même temps » togolais agace certains pays d’Afrique de l’Ouest.
« Faure Essozimna Gnassingbé a conscience qu’il va falloir composer avec les juntes pendant un certain temps », souligne un de ses proches, qui revendique une diplomatie « réaliste », dans les intérêts de « l’avenir » du Togo. La prospérité de ce dernier dépend largement de l’état de sa coopération économique avec les pays du Sahel. Ne surnomme-t-on pas le port autonome de Lomé, seul port en eau profonde d’Afrique de l’Ouest, représentant plus de 60 % des revenus de l’Etat, « terminal du Sahel », tant il sert de voie de transit pour les marchandises ?
Depuis son entrée en activité en juin 2022 et malgré les embargos sur les marchandises officiellement imposés par la Cedeao aux putschistes maliens et burkinabés, plus de 15 000 conteneurs de 20 pieds en provenance de Bamako, Ouagadougou et Niamey y ont transité, selon la direction du port sec, et 30 000 tonnes de marchandises y ont été exportées à destination du Sahel.
Pour Lomé, la coopération est aussi nécessaire sur un plan sécuritaire, alors que le nord du Togo est désormais la cible des groupes terroristes implantés au Sahel. Depuis 2021, plus de 140 Togolais y ont déjà été tués dans des attaques selon les autorités. « On ne peut pas se payer le luxe de lutter contre le terrorisme chez nous sans la coopération des Etats voisins d’où part le problème, quelle que soit la nature des régimes en place », précise le proche du président cité plus haut. « Lorsque la case de ton voisin brûle et que tu ne fais rien, bientôt les flammes atteindront la tienne », aimait enseigner Gnassingbé père à son fils, lui recommandant aussi de « ne jamais lâcher le pouvoir ».
« Le principal complice du régime »
Pour ce faire, Faure Essozimna Gnassingbé a verrouillé le régime et l’armée – le coup d’Etat au Gabon où Ali Bongo Ondimba a été renversé en août après cinquante-cinq ans de pouvoir familial lui en a encore rappelé la nécessité –, n’hésitant pas à réprimer des manifestations massives comme en 2017 et 2018. Selon Aimé Adi, directeur d’Amnesty International au Togo, « il est devenu quasiment impossible pour l’opposition comme pour la société civile de manifester. Des opposants sont toujours en prison, sans que l’on connaisse leur nombre ». Même le lancement d’un projet de l’Union européenne pour promouvoir la liberté d’association a été interdit, mi-octobre.
De nouvelles élections, régionales et législatives, sont censées se tenir d’ici à fin 2023 mais aucune date n’a été donnée par les autorités. Les adversaires de M. Gnassingbé, qui conduit aujourd’hui son quatrième mandat, ne se font plus d’illusion. « De toute façon, les résultats réels des urnes ne sont jamais proclamés », dénonce maître Paul Dodji Apevon, le président des Forces démocratiques pour la République (FDR). « Même quand les scrutins sont volés, la communauté internationale ne dit rien publiquement. Elle est le principal complice du régime », tempête Jean-Pierre Fabre, président de l’Alliance nationale pour le changement (ANC). Un mutisme qui alimente la déception de la jeunesse togolaise vis-à-vis de l’Occident et qui est habilement utilisé par les autorités.
A la tribune de l’ONU, fin septembre, Robert Dussey a dit s’exprimer « pour la jeunesse africaine ». « Nous sommes fatigués de votre paternalisme, fatigués par votre mépris de nos opinions publiques, populations et dirigeants », a dénoncé le chef de la diplomatie togolaise. Face aux Occidentaux, le Togo joue la carte de l’unité africaine. En mai, Lomé a lancé l’Alliance politique africaine (APA) réunissant l’Angola, le Burkina Faso, la République centrafricaine, le Gabon, la Guinée, la Libye, le Mali, la Namibie, la Tanzanie. Lomé, où avait été signé l’acte constitutif de l’Union africaine (UA) en 2000, cherche à refondre l’unité continentale dans « un cadre moins formel, réunissant des Etats vraiment d’accord entre eux, pour peser plus lourd » sur la scène internationale, résume-t-on dans l’entourage du président.
Pragmatisme
Fin 2024, Lomé devrait accueillir le 9e congrès panafricain dont le « haut comité de la décennie des racines africaines » réunit quinze pays des cinq régions d’Afrique. « Le régime veut montrer à sa jeunesse, qui représente plus de 60 % de sa population, qu’elle soutient ses idéaux afin de ne pas donner prise à un renversement du pouvoir, comme ce fut le cas au Sahel. C’est de l’opportunisme », estime le journaliste et écrivain Zeus Aziadouvo, ancien membre de la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC), qu’il a quittée début 2023, estimant qu’« elle était devenue un instrument de musellement des médias ».
Chassé par les juntes du Sahel et confronté à une montée du sentiment antifrançais en Afrique de l’Ouest, Paris suit avec attention les choix singuliers du Togo. « Ce qui compte, c’est l’intérêt des Togolais », expliquait Faure Essozimna Gnassingbé en avril, avant de préciser être prêt à prendre « certains choix, même difficiles » pour les défendre. « Ce que nous voulons, nous allons le chercher où nous le trouvons. Avec la France, les Anglais (…), certains pays africains. C’est cette philosophie qui guide mon action. Et le souci d’être indépendant, de ne pas être perçu comme étant irrémédiablement lié à quelqu’un », ajoutait-il alors, un mois avant d’être reçu à l’Elysée par Emmanuel Macron avec qui il partage le goût du « en même temps ». Un jeu d’équilibriste qui a pour l’instant fait ses preuves, et que le président togolais devrait entretenir « jusqu’à ce qu’il sente le vent tourner », résume un homme politique à Lomé. Une affaire de pragmatisme.
Source: lemonde.fr