Après une campagne agitée, les élections législatives du 31 juillet dernier se sont déroulées dans un calme acceptable et les résultats renforcent la montée en puissance de l’opposition, alors que le camp présidentiel garde une majorité très courte. Le Sénégal a une fois encore montré sa dynamique démocratique. Ce succès électoral pour le pays, présage-t-il de ce que sera la présidentielle de 2024 ? La question mérite d’être posée.
En effet, au regard des événements politiques qui se déroulent au Sénégal ces dernières années, une majorité de sénégalais en déduit que le président Macky Sall manœuvre dans le but de s’offrir un troisième mandat. Une question qui agite et trouble plusieurs pays en Afrique de l’Ouest.
Dans le trio gagnant des prédécesseurs, il y a Faure Gnassingbé du Togo, qui en est actuellement à son 4e mandat. Il y a aussi Alassane Ouattara de la Côte d’Ivoire, qui jouit présentement de son 3e mandat. Enfin, il y a Alpha Condé de la Guinée qui, voulant aussi entrer dans la danse, a été renversé par un coup d’Etat militaire, après son passage en force. A chaque fois, ces actions de confiscation du pouvoir, menées par des présidents, jouant avec les Constitutions tels des prestidigitateurs chevronnés, conduisent à de nombreuses victimes innocentes au sein de la population, et parfois dans les rangs de la force publique.
Il semblerait bien que le président sénégalais en fonction cherche à se joindre à ce pathétique « bal des boueux ». C’est en tout cas la lecture que font les sénégalais des postures politiques du président Macky Sall. Et c’est l’une des causes essentielles qui créent une tension politique et sociale dans le pays. Tension qui s’installe dans la durée et qui va de mal en pis.
C’est dans cette ambiance que le Sénégal vote la loi sur les parrainages. Loi que beaucoup de sénégalais considèrent comme une manœuvre du pouvoir, destinée à entraver les candidatures des ténors de l’opposition aux élections. Pour contester cette loi, des manifestations organisées par l’opposition en mars 2021 ont dégénéré. Des affrontements violents ont opposé des manifestants aux forces de l’ordre. La répression a été forte. Résultat, on a comptabilisé environ treize victimes.
Quinze mois plus tard, en juin 2022, nouvelle manifestation. Elle fait suite au rejet de la liste principale de la coalition Yewwi Askan Wi aux élections législatives du 31 juillet. Liste conduite par le leader de l’opposition, Ousmane Sonko, maire de Ziguinchor, lui-même exclu de l’élection.
Contrairement à celle de l’année précédente, cette manifestation a été interdite par les autorités, mais maintenue par les organisateurs. L’inévitable confrontation, bien connue dans ces cas de figure, a eu lieu. Une fois de plus, on a dénombré des victimes et de nombreuses arrestations parmi lesquelles des élus du peuple.
On le voit, au fil des mois, la crispation politique s’accentue dans la perspective de l’élection présidentielle de 2024. Election majeure que toute la classe politique a en ligne de mire. Et tout le monde s’interroge sur l’éventuelle candidature du président sortant.
Le président Macky Sall, peut-il briguer un troisième mandat ?
Dans la Constitution du Sénégal, l’article 27 est très clair sur la question de la limitation de mandats instaurée sous la présidence de Monsieur Wade. Il dispose : « La durée du mandat du président de la République est de cinq ans. Le mandat est renouvelable une seule fois. Cette disposition ne peut être révisée que par une loi référendaire ou constitutionnelle ». Dans l’esprit de cet article, et même dans la lettre, le président sénégalais n’a pas le droit de prétendre à un troisième mandat.
La plupart des constitutions des pays de la sous-région ayant intégré une clause de limitation de mandats, la manipulation constitutionnelle généralement opérée consiste à faire une légère révision, afin de faire valoir la notion de « remise à zéro du compteur » supposée ouvrir la voie à deux nouveaux mandats. Le président sénégalais procédera-t-il ainsi ?
A ce jeu, les sénégalais ont l’expérience. En 2011, le prédécesseur, Abdoulaye Wade, avait tenté le passage en force pour un 3e mandat. Il avait pourtant annoncé son respect de la limite de deux mandats avant de se dédire. Il a fallu une mobilisation massive des sénégalais pour lui barrer la route. Cette fronde populaire a profité à Macky Sall qui a été largement élu pour la première fois président de la République en 2012, avec 65,2% des voix, puis réélu en 2019.
Interviewé par des journalistes à différentes reprises sur son éventuelle candidature en 2024, Macky Sall n’a jusqu’alors pas donné de réponse claire qui trancherait la question. En laissant planer le doute sur ses intentions, il donne de bonnes raisons à l’opposition de soupçonner qu’il a bien le projet de manœuvrer, afin de se porter candidat une troisième fois à la magistrature suprême.
Même s’il justifie sa posture d’incertitude par la crainte qu’avec un NON en réponse à la question, l’« on ne va plus travailler » et qu’avec un OUI, « une vive polémique va s’ensuivre », la réalité est qu’au final, l’absence de réponse claire crée de vives tensions politiques et sociales qui font planer un risque majeur sur le pays.
Il faut souligner que malgré son imperfection, la démocratie au Sénégal reste une référence dans la sous-région ouest-africaine. Quand on voit les crises liées au 3e mandat ou à la mauvaise gouvernance, telles que celles qui ont secoué le Togo en 2012 et en 2017, la Côte d’Ivoire et la Guinée en 2020, auxquelles s’ajoutent les coups d’Etat au Mali et au Burkina Faso, l’évolution des événements au Sénégal est très inquiétante, et ce à plusieurs titres.
La tendance prise par le Sénégal inquiète…
D’une part, sur le plan interne, l’exacerbation de la tension politique est telle que la confirmation d’une troisième candidature du président Macky Sall à l’élection présidentielle de 2024, serait de nature à conduire à un risque de désordre majeur.
La jeunesse sénégalaise est très engagée. Elle est forte d’une longue expérience. Expérience très marquée dès l’année 2000, à la fin du pouvoir d’Adbou Diouf, avec le mouvement SOPI (Changement en Wolof) qui a amené Abdoulaye Wade au pouvoir. Puis il y a eu en 2012 le mouvement Y’en a Marre, contre le 3e mandat de Wade. Enfin, dopée par les événements de mars 2021 et de Juin 2022, et peut-être par d’autres à venir, la jeunesse sénégalaise est à la pointe de la défense de la démocratie. Elle sera très déterminée à ne pas accepter que l’esprit de la Constitution – qui impose deux mandats maximum – ne soit travesti à la présidentielle de 2024. Ce qui ne laisse pas de doute sur les troubles qui s’en suivraient, si la question du 3e mandat se confirmait.
Un fait semble désormais établi. Au Sénégal, la jeunesse qui porte un président au pouvoir, est la même qui le dégage, quand ce dernier veut aller au-delà de deux mandats. Aucun président de la République ne devrait l’ignorer.
D’autre part, sur le plan extérieur, le Sénégal est le seul pays de l’Afrique de l’Ouest à n’avoir pas connu de réel coup d’Etat militaire depuis l’indépendance. Preuve que les ressorts de la société permettent de trancher les crises politiques, d’une façon ou d’une autre, sans recours intrusif à l’armée. Ce qui fait de ce pays une digue référentielle pour la démocratie dans la sous-région. Si celle-ci venait à se rompre avec l’exercice effectif d’un troisième mandat, alors les régimes autocratiques se renforceraient – ils sont nombreux – et la démocratie dans la sous-région connaitrait des jours encore plus sombres.
Qu’attendrait-on légitimement de la CEDEAO ?
Organisation regroupant 15 des pays de la sous-région, la CEDEAO est supposée exercer le devoir d’anticipation pour stopper cette crise. En a-t-elle les moyens juridiques ? Remontons le temps de vingt ans.
Pour mettre de l’ordre dans la sous-région secouée par diverses crises politiques, les chefs d’Etat de la CEDEAO adoptent en décembre 2001, le protocole additionnel de la démocratie et de la bonne gouvernance. C’était une première étape de mise en place d’instruments de stabilisation des Etats. C’était justement à Dakar.
Dans un second temps, pour aller plus loin, lors d’un sommet en mai 2015 à Accra, l’organisation communautaire se propose de renforcer la démocratie en intégrant dans son protocole additionnel, le principe de limitation des mandats présidentiels à deux. Ce qui aurait constitué une avancée notable. Deux Etats s’y opposent alors farouchement. Le Togo dirigé par Faure Gnassingbé et la Gambie sous Yahya Jammeh. Le départ de ce dernier a ramené la Gambie dans de meilleures dispositions sur le sujet, faisant du Togo le seul mauvais élève de la classe.
Avec la résurgence des coups d’Etat ces dernières années, notamment au Mali et en Guinée, la CEDEAO relance le projet de limitation de mandats lors du sommet de septembre 2021 à Accra. On pouvait penser que seul le Togo, jusque-là réticent, allait s’y opposer. Mais non !
A la présentation du projet, pas moins de trois pays refusent de signer. Le Togo (on pouvait s’y attendre), la Côte d’Ivoire (ce n’est plus une surprise), mais étrangement, le Sénégal aussi qui ne semble pourtant avoir aucun antécédent de velléité à s’opposer à ce dispositif. Légitime alors pour le peuple de percevoir cette position nouvelle du Sénégal comme un indicateur de la volonté de Macky Sall de briguer un 3e mandat.
On le voit clairement, depuis 2015 que ce projet de limitation de mandat a été initié par la CEDEAO dans le but d’harmoniser les constitutions sur cette question épineuse, des chefs d’Etat semblent s’y opposer au gré de leurs intérêts personnels.
Au final, il n’existe aucun instrument juridique de la CEDEAO qui puisse être opposé aux présidents qui tripatouillent la Constitution pour se maintenir au pouvoir au-delà de deux mandats.
Toutefois, l’absence d’instrument juridique exempte-t-elle la CEDEAO de sa responsabilité d’anticiper une crise majeure qui s’annonce au Sénégal de manière si flagrante ? A l’évidence, non. Bien sûr on ne peut pas compter sur certains présidents. La question qui se pose est de savoir si les autres pays, qui se sont inscrits effectivement dans le respect de cette limitation de mandats, auront la volonté politique de s’engager dans une initiative pour stopper la spirale. Il faut l’espérer.
Comment arrêter cette spirale ?
En voyant les faiblesses de la CEDEAO sur la question, on pourrait penser que l’Union Africaine aurait les coudées plus franches pour engager une discussion sérieuse avec le pouvoir en place au Sénégal. Il se trouve que c’est Macky Sall lui-même qui assure actuellement la présidence de l’Union Africaine. Peut-être pourrait-on espérer qu’à la fin de son mandat de président en exercice de l’Union Africaine, dans quelques mois, son successeur ait le profil démocratique et surtout la volonté politique de résoudre ce problème avant qu’il ne conduise au désastre.
C’est maintenant que toutes les bonnes volontés, tant sénégalaises qu’étrangères, doivent se mettre en action. Leur contribution peut permettre de créer les conditions d’un dialogue franc entre acteurs politiques du pouvoir et de l’opposition. Cela serait propice à arrêter cette spirale et à trouver les solutions de sortie de crise qui préservent le Sénégal.
Au-delà de tout, une décision claire du président Macky Sall de ne pas briguer un troisième mandat est la solution la plus optimale.
Quoi qu’il en soit, le peuple sénégalais est mature. Il sait s’appuyer sur tous les mécanismes sociétaux qui lui ont permis jusque-là d’éviter de tomber dans le chaos depuis l’indépendance. Il saura compter sur la vigilance de sa jeunesse largement expérimentée, afin que le Sénégal sorte du piège du 3e mandat et demeure une référence démocratique de l’Afrique de l’Ouest. C’est sans aucun doute le grand souhait qu’il faut formuler.
Nathaniel Olympio
Président du Parti des Togolais