«Dieu a ouvert un boulevard à l’Afrique et il faut que les Africains le comprennent ». ( Simone Gbagbo )[i]
Il s’agit de Dieu et de politique, de l’intervention de Dieu ou de la religion dans la vie politique.
Pour replacer, autant que possible, les propos de Simone Gbagbo dans leur contexte, afin d’essayer d’en saisir le sens, il faut en convoquer toutes les dimensions historique, géopolitique et prophétique. « Le temps de l’Afrique a sonné, il faut que les Africains le comprennent », a dit Madame Gbagbo. Durant une émission télévisuelle, l’ex-Première Dame de la Côte d’Ivoire ne raconte pas seulement le bombardement continu pendant onze jours dont ils ont été victimes, elle, son mari et leur entourage de 300 personnes dont un nourrisson. « On aurait pu mourir à chaque instant. » Puis elle raconte ce qu’elle appelle sa propre « traversée du désert » : lorsqu’enfin les vainqueurs l’ont sortie de la résidence présidentielle au milieu d’une fumée épaisse, les coups reçus sur différentes parties du corps, les injures et humiliations, le chemin de la croix parcouru à pied entre la résidence et l’ambassade de France où la voiture l’attendait, tombant et se relevant trois fois, la troisième fois avec l’aide d’un des soldats rebelles à qui elle a dû donner tous ses bijoux, puis de là à l’Hôtel du Golfe où elle et son mari étaient livrés à Soro et Ouattara. Ces derniers avaient eu besoin de voir le spectacle de leur déchéance et surtout de leur signifier qu’ils étaient désormais les seuls maîtres du pays. Puis, le transfèrement de Simon Gbagbo dans une ville située à 900kilomètres au Nord d’Abidjan où elle va être retenue prisonnière pendant 9 mois.
À mesure que Mme Gbagbo narrait son histoire vécue, elle apparaissait comme identifiée à l’Afrique martyrisée. Elle évoque les quatre cents ans de souffrance de l‘Afrique, depuis l’esclavage jusqu’au bombardement de la résidence de Gbagbo par l’armée française pour installer à la place du chef d’État ivoirien Alassane Ouattara, l’homme de la « Communauté internationale ». Pour Mme Gbagbo, « l’histoire de la Côte d’Ivoire se lit dans la Bible » et le fait que « toute la Communauté internationale », s’est liguée contre la Côte d’Ivoire signifie simplement que Dieu veut délivrer le peuple africain, en passant par la libération de la Côte d’Ivoire.
Mais, avant d’aller plus loin, regardons lucidement et objectivement la situation en face de nous. Quel est le peuple qui, dans certaines circonstances, avantageuses ou désastreuses, ne s’est pas cru et n’a pas proclamé être l’ « élu » de Dieu ou des dieux, surtout d’un dieu national ou du Dieu unique ?
Comment ne pas relire certains textes guerriers de l’Ancien Testament en fonction de notre consensus sur l’égalité fondamentale de tous les hommes ? Le Dieu qui se révèle déjà dans l’Ancien et surtout dans le Nouveau Testament est inséparablement un Dieu de justice et d’amour. Alors, au nom de l’élection d’un peuple et de la promesse d’une terre promise, Dieu ne peut pas cautionner l’oppression et le pillage d’un peuple. Il y a une vieille règle herméneutique toujours valable : on doit interpréter un message particulier à partir de la totalité du texte et de la centralité de son message[ii]
Madame Gbagbo, qui fait référence dans cette interview, tout comme la journaliste en face d’elle, à l’Éternel des Armées ne dira pas que les textes bibliques qu’elle utilise ne sont pas guerriers. Peut-être ces textes constituent-ils la seule arme qu’elle-même et ceux de son camp comptaient prendre pour que la « prophétie de boulevard » se réalise en Afrique, commençant par la Côte d’Ivoire. Mais nous sommes en situation de guerre : guerre livrée par les rebelles de Ouattara et Soro qu’appuyait l’armée française à l’armée loyaliste de Gbagbo, qui s’est terminée par le bombardement de la résidence du chef de l’État ; il y a eu des morts et des blessés.
L’on peut se demander si, à rebours, les anciennes victimes, les Africains en l’occurrence, Madame Gbagbo en tête peut-être, ne sont pas en train d’utiliser ou ne font qu’utiliser la même rhétorique biblique qui avait fondé et justifié l’esclavage, la colonisation et l’apartheid. Et, à propos de l’apartheid en Afrique du Sud, Alain Ricard), philologue et anthropologue français a pu écrire :
L’Afrique du Sud donne une clé de compréhension du monde colonial que l’Afrique est restée jusqu’ à la fin du XXe siècle. Plus précisément jusqu’en 1994, date de l’élection de Nelson Mandela à la présidence de l’Afrique du Sud, évènement désigné sous le nom de libération, voire même d’indépendance par les Sud-Africains et que je préfère qualifier de révolution.[iii]
Or l’apartheid est un système raciste. Il n’y a pas un autre mot pour définir la chose.
Le racisme (la haine identitaire) est la peur de perdre la prime de la première place ; peur banale comme la croyance à ladite place…Pourquoi a-t-on dévié tous ces affects vers la question des « races », comme le nom de « racisme » ? S’il y a des races différentes, elles ne sont pas hiérarchisées sauf dans la tête des plus phobiques, fixés à la peur de ne pas être les premiers. Cela nous ramène au point vif du sujet : le statut du premier, son éclipse nécessaire, l’horreur narcissique qui s’ensuit, la question de l’origine, état premier de l’identité, etc. [iv]
Ne pas être le premier ! Voilà ce dont a souffert, certainement des nuits et des jours, le plus grand des phobiques connus de l’Histoire, Adolf Hitler, lorsque sous ses yeux, un jour d’août 1936, le Noir américain Jesse Owens, quadruple médaillé d’or des J. O, à Berlin, devant une foule enthousiaste, est monté sur la plus haute marche du podium. Il ne restait au chef nazi qui, selon la hiérarchie des races, telle qu’elle est fixée dans son cerveau, les Noirs ne seraient même pas des hommes, de s’éclipser du stade, évitant soigneusement de serrer la main au recordman du 100 mètres.
Le même Jesse Owens était vainqueur du saut en longueur devant l’Allemand Lutz Long. Contrairement à Hitler, ce dernier, quoique proche de l’hitlérisme, sûrement pétri d’esprit sportif, a chaleureusement félicité Owens pour son exploit. Par la suite, les deux athlètes valeureux devinrent des amis.
Restons dans le monde du sport avec un sportif noir qui a pu écrire, au sujet d’un autre sportif noir :
Contrairement à une idée reçue, le tout premier sportif noir ayant émergé dans le sport n’est ni un footballeur ni un boxeur, mais un cycliste : le célèbre Marshall Walter Taylor ( 26 novembre 1878- 21 juin 1932 ) ouvre ainsi la voie…
Son histoire a fait tomber quelques-uns des préjugés[v]
N’en déplaise à certains « racistes », dont la thèse est celle d’une hiérarchisation des races dans la pratique sportive ou du moins d’une « distribution naturelle par ethnie des dons » dans les différentes disciplines sportives, il y a bien eu des champions cyclistes noirs, des champions de tennis noirs comme Janick Noah, Serena et Venus Williams. Et, on peut se demander quel était le sentiment des Français de l’Extrême Droite comme Le Pen, lorsque le 15 juillet 2018, l’équipe de France, majoritairement composée de joueurs d’ascendance africaine a brandi la Coupe du monde au nom de la France puis l’a ramenée dans ce pays. Des racistes (avoués), il y en a des millions dans le monde et il faut imaginer leur tristesse, les traits sombres de leur visage lorsqu’un Noir est devenu le Président de la plus grande puissance mondiale.
Le titre du livre de Lilian Thuram est très significatif : Mes étoiles Noirs, de Lucy à Barack Obama.
Déjà le sous-titre du livre et l’extrait d’Yves Coppens mis en exergue feraient tomber en syncope des milliers d’hommes et de femmes :
Notre « grand-mère africaine »
Lucy
-3 180 000 ans !
Nous possédons une origine commune. Nous sommes tous des Africains d’origine, nés il y a trois millions d’années, et cela devait nous inciter à la fraternité.[vi]
Si l’Afrique du Sud donne une clé du monde colonial, à mon humble avis, non seulement jusqu’à la fin du XXe siècle, dans beaucoup de cas, mais jusqu’aujourd’hui, c’est parce que les textes bibliques ont été utilisés pour justifier la réduction à l’esclavage des populations noires, la colonisation des pays africains et l’expropriation des meilleures et des plus grandes surfaces de terre sous le régime d’apartheid par les Blancs. Avec, bien entendu, l’exploitation des minerais dont regorge le sous-sol africain. Par le canal des missionnaires !
Le fusil dans une main et la Bible dans l’autre, les Boers se dirigèrent vers le Nord, sur les hauts plateaux herbeux de la vallée du Vaal…[vii]
Alain Ricard, indique bien, au sujet du mythe de la malédiction des fils de Cham, ce qui fonde la prétendue supériorité des racistes blancs :
J’y vois la malédiction fondant esclavage et séparation des descendants de Noé et un monde divisé ! [viii]
Mais, il y a plus dérangeant, plus troublant pour les « racistes ». C’est un auteur antillais, Bertène Juminer, que cite un auteur irlandais, Roger Little, qui l’écrit :
À l’occasion d’un congrès de dermatologie médicale des années soixante-dix, un savant français fait cette troublante déclaration : « Le Blanc est génétiquement un Nègre décoloré. » Bertène Juminer[ix].
Le plus grand scandale est que ce soit le Blanc qui soit un Nègre décoloré. Si c’était un Blanc peinturluré par ce genre de mimétisme auquel nous assistons, malheureusement, de nos jours, on se serait contenté d’en rire.
Était-ce donc pour effacer définitivement du cerveau des hommes, des hommes de toutes les générations, de toutes les « races », l’idée, cette hérésie scientifique, que Lucy serait notre grand-mère à tous, et surtout que le Blanc serait simplement un Nègre décoloré, qu’il existe bien des « sauvages », maillons manquant entre le singe et l’homme, le vrai homme, c’est-à-dire l’homme blanc, qu’étaient organisées les expositions coloniales comme celle de 1931 ? Sur ce sujet, Lilian Thuram parle de l’aïeul d’un de ses coéquipiers de l’équipe de France, Christian Karambeu, M. Wathio De de Canala qui vécut cet « Enfer des zoos humains » (sous-titre du chapitre). Il décrit surtout le sort de Ota Benga, Pygmée originaire de la RD Congo.
Lorsqu’il racontait cette histoire, son grand-père ( celui de Karembeu ) était submergé de colère…
Il est aussitôt mis en cage en compagnie d’un orang-outang et d’un perroquet …
Le panneau à côté de sa cage informe sur le spécimen :
Ota Benga
Taille : 4 pieds. Poids 103 livres
Âge 23 ans
Visite tous les après-midi durant le mois de septembre.[x]
Et, en quoi consistait la prestation journalière de Ota Benga et ses compagnons, de vrais représentants de la lignée de Lucy ? Cela est admirablement décrit par Lilian Thuram qui n’a pas que des talents de footballeur, mais aussi d’écrivain et de penseur d’une grande profondeur :
Ces « sauvages » sont d’autant plus réalistes qu’ils sont payés pour grogner, manger de la viande crue, monter aux arbres et s’y suspendre par un bras ! On ne peut tenir grief aux organisateurs de cette supercherie. Le sauvage n’existant pas, il faut bien recourir à des comédiens.[xi]
Césaire n’est pas loin, par le comique de la situation, dans sa pièce Une tempête dans laquelle, à la suite d’un naufrage, un « Zindien » (entendez une de ces créatures monstrueuses entre l’homme et l’animal) du nom de Caliban a été retrouvée évanouie, exténuée, assoiffée sur le rivage. Son sauveur tenta de le ranimer en lui faisant boire. Car, c’était une source de fortune pour le sauveur, que ce Zindien exhibé dans les foires. Le présumé Zindien buvait si goulument que le présumé sauveur crut tout bonnement qu’il possédait deux gueules : « Déjà un Zindien simple, c’est pas mal ! Mais un Zindien à deux gueules… »
Dans combien de productions cinématographiques n’avons pas vu les prétendus sauvages se conformer à l’idée que l’Occidental se fait d’eux, au rôle qu’il les paye pour jouer ? Mais sérieusement, en s’identifiant vraiment aux « Zindiens », mangeant de la viande crue comme les « sauvages » de l’exposition coloniale de 1931 ou découpant à l’arme blanche les cadavres des ennemis déjà abattus comme les « tirailleurs sénégalais » pendant les guerres d’Indochine et d’Algérie.
Les vrais « Zindiens », tout comme les vrais « sauvages » n’existant que dans l’imagination des Occidentaux, il a bien fallu que ceux qui sont payés pour jouer leurs rôles remplissent leur contrat. Les personnages de ma pièce On joue la comédie ont ceci de particulier qu’ils ont parfaitement conscience, aussi bien ceux qui incarnent des rôles positifs que ceux qui campent dans des situations de méchants, de ne pas devoir s’identifier aux rôles dans lesquels on pourrait ou voudrait les confiner, en jouant « distanciés ».
Aux policiers du pouvoir raciste qui cherchent à les arrêter et les embarquer pour activités subversives, les « comédiens » déclarent :
Nous, on s’amuse comme de grands enfants, on joue la comédie. Voyez comme la soumission, la docilité brillent joyeusement sur nos visages. On ne pense qu’à s’amuser et à faire des grimaces. [xii]
Le drame des comédiens de la scène publique africaine, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition ( il faut plutôt parler d’une opposition domestiquée, payée pour jouer la comédie ), est de croire à leur propre jeu ( souvent sanglant et macabre), à leurs grimaces sournoises et meurtrières, tout en cherchant à attirer le regard des anciens maîtres sur eux-mêmes pour s’assurer de la reconnaissance et de la récompense que ces derniers pourraient leur accorder.
Mais, laissons-là toute fiction pour nous intéresser à la réalité : Ota Benga était mis en cage. Une cage réelle. Comment, par quel moyen a-t-on pu convaincre un homme de 23 ans, certainement un père de famille, de quitter son Congo natal où il circulait librement, pour venir en France se faire mettre en cage ? On pourra se poser la question de savoir comment des hommes de l’âge de Ota Benga et plus ont pu quitter, par milliers leurs villages, leurs pays d’origine pour s’engager dans l’armée coloniale, perdant du coup leur liberté de mouvement et risquant de perdre aussi leur vie ? Il me semble que c’est là le premier test auquel les Occidentaux en général, et les Français en particulier ont soumis une catégorie d’Africains. Je dis bien une catégorie, car tous les « appelés » n’avaient pas répondu positivement à ce qu’on leur présentait comme « l’appel de la Mère Patrie ». Certains, jaloux de leur liberté, s’étaient cachés. Il y avait, bien sûr, des engagés dits « volontaires » ( surtout parmi les élites qui espéraient par-là attirer l’attention de l’administration coloniale sur leur personne en vue des postes futurs éventuels à occuper), mais il y avait aussi de braves gens qui ne jugeaient pas intelligent de laisser leurs activités de paysan, de pêcheurs, d’éleveurs, d’artisans et surtout leurs familles pour aller défendre une « Mère Patrie » qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils ne connaîtront peut-être jamais. Ce premier test ( premier parce que l’esclavage était intervenu dans des circonstances telles que les hommes capturés ne pouvaient dire ni oui, ni non ) avait dès le départ, rassuré le colon qu’il pouvait tout obtenir de l’Africain moyennant pécule ou promesses de récompense. Le corollaire, c’était l’exécution de gymnastiques forcenées sur le champ de foire, auxquelles se livraient Ota Benga et ses compagnons pour amuser la galerie. On a vu, aussi bien sur les champs de bataille qu’après la démobilisation, des tirailleurs dans des comportements de brutaux « sauvages » qui devraient bien amuser leurs maîtres, en même temps qu’ils les confortent dans cette idée qu’ils ont affaire à des êtres inférieurs qui jamais ne viendraient leur disputer la « première place » et qui garantissent pour toujours les intérêts de la « race supérieure ». D’autres tests de l’Occident impérialiste sont le francs CFA qui nous est imposé depuis 1945 suivi du « Oui » à de Gaulle en 1958. La France, rassurée par tous ces tests qui lui ont réussi, pourquoi ne tenterait-elle pas de soumettre nos pays à d’autres plus ou moins sournois ou plus ou moins ostensibles ?
L’apartheid, comme la colonisation, comme jadis la traite négrière était fondé sur cette idée. Cela étonne-t-il encore quelqu’un que la politique de discrimination raciale en Afrique du Sud ait si longtemps prospéré ?
Comme dans le cas du « Zindien » nommé Caliban, ne s’est-il pas trouvé parmi les Nègres, une catégorie de gens qui prennent pour leurs sauveurs et leurs bienfaiteurs (protecteurs en tout cas), les colonisateurs, anciens ou nouveaux ?
Ce que les colonisateurs ne supportent pas du tout, c’est l’idée que ceux qui, jusqu’ici étaient considérés comme des moins que rien, des « sauvages », veuillent se hisser au rang d’étoiles, comme l’indique le titre du livre de Lilian Thuram, décrivant les uns après les autres, la vie et l’œuvre de ces Noirs qui ont marqué l’histoire humaine. De Lucy à Barack Obama.
Le boulevard ouvert par Dieu pour les Africains, selon la prophétie de Simone Gbagbo, doit bien attendre, si ce sont les Occidentaux qui doivent nous y aider. Voilà ce que les peuples africains doivent comprendre.
Une chose ou deux doivent déranger ceux qui sont obsédés par l’idée d’être premiers dans tous les domaines :
Premièrement que cette Lucy soit notre Grand-Mère, commune à toutes les races. J’ai entendu la réplique à ce « crime » de lèse-majesté sur un média français, dans l’intention de balayer cette thèse par un humour que je dirai de bas-étage : cette super-guenon se serait prostituée avec tous les grands singes de la future humanité ! Ce lieu commun d’arrogance est connu ! Cela n’empêche pas Lucy, tranquille, de demeurer dans l’histoire la Grand-Mère et surtout d’être aujourd’hui considérée comme une étoile par un de ses plus brillants descendants (Lilian Thuram n’est pas n’importe qui). Et d’avoir, comme descendant un président de la plus grande puissance mondiale ?
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La prophétie de Simone Gbagbo, comme les prophéties bibliques suit son chemin, ainsi définie par Habaquq :
L’Éternel me répondit en ces termes :
Écris une vision
Grave-la sur les tablettes,
Afin qu’on la lise couramment,
Car c’est une vision dont l’échéance est fixée,
Elle aspire à son terme
Elle ne décevra pas
Si elle tarde, attends-la,
Car elle s’accomplira certainement
Elle ne sera pas différée.[xiii]
Le titre donné à son livre par Lilian Thuram, né en 1972, rejoint la prophétie de Simone Gbagbo prononcée en 2018. Les deux rejoignent, témoignage personnel, le nom donné à sa création, à la troupe de théâtre de l’université de Lomé, à l’époque, en 1969, Centre d’Enseignement Supérieur du Bénin, Les Étoiles Noires. J’en étais un des membres-fondateurs et peux en parler. Dans les statuts de la troupe, nous avions bien précisé qu’elle avait pour objet de présenter en priorité, des pièces d’auteurs négro-africains. Qu’est-ce à dire ? Le problème africain est essentiellement et fondamentalement un problème culturel. L’évocation des dates est d’une grande importance. Il y a eu celles des expositions coloniales suite à la traite négrière et l’entreprise coloniale. L’on a voulu présenter l’homme noir comme une curiosité animale. Puis celles où, contraints par les mouvements de nos peuples, l’ancien colonisateur a concédé aux colonies une indépendance nominale. Il y a eu le temps d’une certaine forme d’émancipation, culturelle surtout qui a donné à son point culminant le Festival Mondial des Arts nègres de Dakar en 1966, suivi en 1977 du Festival Mondial des Arts et de la Culture négro-africains de Lagos. Ce festival comportait un volet sur l’éducation noire qui devait revêtir une importance capitale pour l’avenir des peuples noirs.
L’horizon s’élargit, comme disait Césaire. Il s’élargit malgré les obstacles, les railleries, les critiques de mauvaise foi, les machinations de ceux qu’obsède la farouche volonté d’être les premiers à tout prix, par tous les moyens.
Mais ce que ces derniers ignorent, c’est qu’à force de vouloir un ordre hiérarchisé du monde (nouvel ordre basé sur la violence et les moyens de violence dont l‘un des hérauts tonitruants est l’ex-président français Sarkozy) dans lequel eux-mêmes, par un racisme, une haine identitaire qui s’ignore, ils ne conduiront, si on les laisse faire, tôt ou tard la famille humaine, qu’au suicide, comme l’écrit Roger Garaudy (1977) :
Une civilisation fondée sur ces trois postulats :
-qui réduisent l’homme au travail et à la consommation,
-réduisent l’esprit à l’intelligence,
-qui réduisent l’infini au quantitatif ;[xiv]
Une telle civilisation est équipée pour le suicide.
Juste un mot sur ces trois postulats. Il est important de prendre conscience que le suicide dont il s’agit est celui par lequel certains hommes, par leurs comportements, par leurs actes, chaque jour, tuent en eux-mêmes l’Homme et deviennent ce que j’ai toujours appelé des cadavres spirituels. L’esprit réduit à l’intelligence, c’est le calcul machiavélique qui exclut toutes valeurs éthiques et morales pour satisfaire le seul besoin d’être le premier à posséder puissance et matériel. Pour les croyants, l’infini c’est le royaume de Dieu, qui se réfère à l’univers génésiaque, au temps présent et enfin à l’au-delà. Plus prosaïquement l’infini réduit au quantitatif c’est le sacrifice du passé, du présent et de l’avenir de toute la famille humaine sur l’autel de la puissance et du matériel par une infime minorité d’individus. Seulement 26 richissimes se partagent tous les biens de la planète. Pensons-y !
De quel nouvel ordre mondial nous parle-t-on ? De celui de ces 26 milliardaires ? Ou de celui des hommes qui, selon Jean-Pierre Yetna,
réduisent le développement aux performances techniques et industrielles ?…Le vrai développement doit placer l’homme au centre de tout[xv]
Le boulevard ouvert par Dieu pour l’Afrique sera d’abord basé, tracé sur la culture africaine, la reprise en mains par les Africains de leur destinée. Qui que nous soyons, Africains, Occidentaux, Orientaux, nous devons être conscients d’une chose ou deux : d’abord que toute culture véritable a pour vocation d’être universelle et humaine et en suite que :
Le double écueil de la mondialisation, c’est tout à la fois un processus de globalisation qui risque de sacrifier les identités culturelles et religieuses les plus précieuses et par réaction un phénomène de fragmentation qui peut conduire à des crispations identitaires d’ordre ethnique ou religieuse[xvi]
Quand Madame Gbagbo dit : « Il faut que les Africains le comprennent », j’entends que ce n’est pas des Africains prêts à jouer les « sauvages » pour de l’argent ou pour quelque avantage que ce soit qu’il s’agit. Ni des Africains qui, manipulés, armés par des Occidentaux ou des Orientaux, assassinent leurs concitoyens pour s’emparer du pouvoir politique ou du pouvoir économique. Ni des Africains qui sacrifient leurs valeurs culturelles et les croyances religieuses ou utilisent, instrumentalisent, sous prétexte de les défendre, ethnie et religion pour parvenir à ces mêmes fins. Il faut qu’ils comprennent.
Il est évident que ni l’UA, ni les organisations régionales et sous-régionales africaines ne sont pas assez crédibles pour nous tracer ce boulevard. Encore moins l’ONU, car, comme l’écrit Jean-Pierre Yetna
Il serait naïf d’attendre de l’ONU un jugement impartial. L’ONU n’est pas un pur esprit. Le conseil de tutelle, composé des puissances coloniales, a toujours su imposer ses décisions à l’Assemblée Générale.[xvii]
Et les puissances coloniales, membres de ce conseil que nous connaissons, individuellement ou par groupe, selon que leurs intérêts de tous ordres ( économiques, politiques, géopolitiques…) le leur commandent, n’ont-ils pas toujours su imposer leurs vues à nos États, nos organisations continentales, régionales ainsi qu’aux institutions interafricaines.
Ce qui a été appelé « libération » en Afrique du Sud en 1994 par les Sud-Africains et qu’Alain Ricard appelle « Révolution », doit pouvoir se produire sur tout le continent. Maintenant !
Sénouvo Agbota ZINSOU
( Á suivre )
[i] Simone Gbagbo, interview au Club 700, 2018
[ii] Claude Geffréo.p. La Parole de Dieu face aux cultures et aux religions in Collections Bible et Culture, Éditions Lethielleux, 2001, p.42
[iii] Alain Ricard, Le sable de Babel, éd CNRS 2011, p. 23.
[iv] Daniel Sibony, « Le racisme », une haine identitaire, Christian Bourgeois éditeur 1997, p. 210-211
[v] Lilian Thuram, Mes étoiles noires, de Lucy à Barack Obama, éd. De Noyelles 2009, p. 159
[vi] Lilian Thuram, Op.cit.p.11
[vii] Rémy Bazenguissa et Bernard Nantet, Avant-propos de Amouzouvi Maurice Akakpo et Ibrahima Baba Kaké, éd. Le Cherche midi, p. 93
[viii] Alain Ricard, op.cit.p. 15
[ix] Bertène Juminer, « La Parole de nuit » : la nouvelle littérature antillaise, éd. Ralph Ludwig. Coll. Folio/ Essais, Paris Gallimard, cité par Roger Little, Nègres Blancs, éd.L’Harmattan, 1995, p.13
[x] L.Thuram, op.cit, p. 164
[xi] [xi] Lilian Thuram, id.p. 165
[xiii] Habaquq 2, 2-3
[xiv] Roger Garaudy, Pour un dialogue des civilisations, L’Occident est accident, éd. Denoël, 1977, p.35
[xv] Jean-Pierre Yetna, Vérités et contre-vérités sur l’Afrique, éd. Dianoia 2002, p.27
[xvii] Jean-Pierre Yetna, op.cit. p.71