Par Maryse QUASHIE et Roger Ekoué FOLIKOUE
En cet été 2022, qu’ils se promettaient de vivre à fond après les deux années de confinement et de restrictions en lien avec la crise sanitaire, les Français viennent d’être invités à « la sobriété » par leur président. Le mot a été bien choisi pour ne pas heurter la sensibilité des citoyens. Mais pour parler clairement, en quoi consiste cette sobriété ? Entre autres mesures, les citoyens doivent faire attention à l’environnement en chauffant moins leurs maisons l’hiver prochain, mais aussi en acceptant un rationnement et des économies sur les fournitures d’électricité surtout avec le conflit Russo-Ukrainien dont on ne voit pas arriver la fin.
C’est alors que nous autres sur notre continent, habituellement marqué par les privations de diverses natures imposées aux citoyens, nous avons été surpris d’apprendre que les Français sauront désormais à quoi correspondent les baisses de tension et les délestages que nous vivons au quotidien. On leur a expliqué que pour faire des économies on pouvait passer par exemple de 230 à 220 volts, cela n’aurait pour conséquence que de ralentir le fonctionnement des appareils domestiques. On leur a dit qu’on ne souhaitait pas aller jusqu’aux délestages où les citoyens seraient privés d’une à deux heures d’électricité à tour de rôle.
« Eux aussi, citoyens des pays développés, vont vivre cela ? » se disent les Africains. Déjà les jeunes étaient surpris par une sorte de détresse des Occidentaux, une relative impuissance lors des feux de forêts, des inondations et glissements de terrains. Beaucoup d’entre eux croient que les Européens et les Américains ont des solutions pour tout.
Quoi qu’il en soit, les Français sont invités à ne plus se livrer à une consommation sans limites qui conduit à mettre à la poubelle des aliments encore consommables, ou les fruits et légumes qui ne sont pas beaux, à se débarrasser des objets en panne au lieu de les réparer, à accumuler les achats à cause de la publicité, etc. Bref il faut mettre un frein à la consommation pratiquement sans limites qui caractérisait l’Occident dans la société d’abondance née après la seconde guerre mondiale.
On se souvient ainsi de ce qu’on a appelé les « 30 glorieuses ». Ce sont les trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale et qui vont jusqu’au premier choc pétrolier de 1973 : pour les pays industrialisés occidentaux, ce fut une période deprospéritéexceptionnelle, avec une forte croissance économique, le plein emploi, l’accroissement rapide dupouvoir d’achatet l’essor de laconsommationde masse. Malgré l’avertissement que fut ce premier choc pétrolier, causé par l’épuisement des réserves américaines de pétrole et la multiplication du prix du baril par quatre, les Occidentaux n’ont pas véritablement changé de mode de vie durant les 30 années qui ont suivi.
Aujourd’hui, la société d’abondance n’est-elle pas en train de basculer avec les dégâts causés par le réchauffement climatique notamment ? Ce mode de vie, notons-le, n’aura même pas duré un siècle puisque les mises en garde des écologistes ont débuté dès les années 1970 et se sont développées avec progressivement un retentissement mondial des campagnes telles que celle de Greta THUNBERG (2018-2019).
Cela devrait donner à réfléchir à tous ceux, non-occidentaux, qui croient sincèrement que leur mode de vie marqué également par l’abondance sera éternel. En effet, lorsqu’on parle d’abondance dans l’Occident de l’après-guerre, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y avait pas de pauvres en Europe et aux États-Unis. Au contraire, il y en a toujours eu, c’est pourquoi on a très vite commencé à parler de Quart-Monde pour qualifier les classes les plus pauvres d’Occident. Et autant la société du début du 20ème siècle a produit une réaction extrême des plus pauvres contre les inégalités sociales, notamment dans le communisme, autant à une échelle plus réduite la société des trente glorieuses, laissant de plus en plus de pauvres en marge de la consommation, a débouché en France sur le mouvement des Gilets Jaunes de 2019.
De fait la société où on consommait avec frénésie était bâtie fondamentalement sur les inégalités, sur la réussite individuelle. C’est cela qui explique sa « fragilité ». De la même façon le monde était et demeure fondé sur les inégalités réalisées dans un certain partage des tâches : à l’Occident l’abondance, le gaspillage, aux autres parties du monde les effets délétères de la consommation sans frein, la pauvreté écrasante. C’est ainsi que pour continuer à s’enrichir, l’occident a délocalisé certaines industries dans les pays du TiersMonde pour profiter d’une main-d’œuvre moins chère. De manière tout à fait inattendue, on en a eu un résultat avec la difficulté pour l’Europe à se procurer des masques, produits surtout en Chine, au début de la lutte contre la pandémie du COVID-19.
Tout cela les dirigeants des pays d’Afrique devraient en prendre de la graine. En effet, les inégalités sociales sont flagrantes dans leurs pays : une poignée de nantis vivent dans une abondance insolente, tandis que la grande majorité vit dans la pauvreté et même dans la misère. L’observation de ce que nous venons d’exposer, le fait que les inégalités sociales sont source d’explosion sociale devrait les faire réfléchir mais surtout les pousser à prendre des mesures destinées à supprimer les inégalités sociales ou tout au moins à les diminuer dans une politique promouvant plus de solidarité. Par conséquent, il leur faudrait anticiper les effets des choix actuels. Il leur faudrait, donc, solliciter non seulement leurs propres analystes politiques mais aussi des spécialistes de divers bords : sociologues et anthropologues, économistes et écologistes, biologistes et statisticiens, etc. Mais comment collaborer avec ces experts et exiger d’eux de bons résultats prospectifs si on ne leur fournit pas des données de base fiables ? Cela suppose une transparence à laquelle les systèmes ne sont guère habitués.
En effet comment demander aux experts de décrire ce que serait les marges de la pauvreté, quelle pourrait être l’évolution du pouvoir d’achat des citoyens, si on ne lève pas les voiles sur les richesses à se répartir ? Que rapporte l’exploitation des ressources minières, agricoles et autres ? Si on ne le dit pas, comment anticiper sur ce qu’on devrait faire pour la population ?
Pourquoi les taxes et autres impôts sont-ils fixés de telle ou telle manière ? Quelle politique fiscale adopter pour que les citoyens ne se sentent pas écrasés par les impôts ? On le sait bien la transparence sur des points pareils révélerait sans aucun doute des flux financiers illicites mais aussi tout simplement des choix faits dans la précipitation avec des collaborateurs dont on ne peut pas toujours être sûrs sinon de la bonne foi mais surtout du niveau de compétence.
Oui, il est difficile d’anticiper lorsqu’on ne peut pas être clair sur les divers aspects d’une politique. Et moins on est transparent, plus on s’enferre. Cela devient un véritable cercle vicieux car n’ayant pas été transparent sur un premier détail, on est poussé à encore moins de transparence sur ce qui en découle, jusqu’à avoir l’air de la personne qui ne sait pas anticiper un tant soit peu ! L’exigence de la transparence qui permet d’anticiper ne serait – elle pas une des valeurs pour notre pays et pour tous les pays africains qui veulent améliorer les conditions de vie des citoyens, lutter contre la cherté de la vie pour ne plus toujours subir en faisant référence à l’économie mondiale et à la géopolitique ? La recherche du bien vivre est alors une question de vision politique qui saisit tous les aspects de la vie en commun avec ses interdépendances.
Dans un colloque international et interdisciplinaire « Vers une société du bien vivre : les interdépendances à l’épreuve des atomismes », qui a eu lieu du 29 juin au 1er juillet 2022 à Grenoble (France), la question des indicateurs sur le bien vivre a été largement discutée de même que celle de la sobriété. Mais pour que la sobriété ne soit qualifiée ni de subie ni de choisie, ne devons-nous pas, tout simplement, changer de paradigme pour une sobriété plus heureuse comme l’écrivait Pierre RABHI ?
Lomé, le 09 septembre 2022