Dans cette nouvelle édition de “Cité au quotidien”, les deux universitaires Maryse Quashie et Roger Folikoué évoquent l’appétit vorace des puissances européenne et asiatique en l’Afrique.
Cité au quotidien: Le prix à payer pour exister aux yeux du monde
Beaucoup de personnes qui ont visité l’Occident, que ce soit l’Europe ou les États-Unis, se sont rapidement rendu compte que le citoyen moyen de l’Occident, ne connait guère l’Afrique ; il ne semble avoir qu’une connaissance très approximative des réalités de ce continent décrit comme celui de tous les malheurs. Ainsi, le citoyen français, est-il vraiment au courant de ce qui se passe au Mali, à part le fait que plus de cinquante Français ont offert leur vie pour protéger les peuples africains démunis contre de méchants terroristes ? Et même, combien d’hommes politiques français ont vraiment analysé ce qui se passe au Sahel en lisant les derniers événements à la lumière de la colonisation, du système de la Françafrique, de la présence militaire française en de nombreux points du continent africain, etc. ?
Pour autant, l’Afrique occidentale ne doit pas être la seule à se plaindre de cette méconnaissance des vrais contours de son existence. Ainsi, qui sait qu’au Soudan, les militaires acteurs d’un coup d’état continuent à réprimer sévèrement la population qui réclame toujours un retour à la démocratie ? Et hors d’Afrique, qui sait qu’après un coup d’état exécuté il y a plus d’un an, l’armée birmane continue à tuer les civils (on compterait plusieurs centaines de morts à ce jour) ? Comment expliquer cette ignorance alors que tant de sources d’information sont à la disposition du citoyen occidental ?
On pourrait peut-être imputer cette méconnaissance des réalités africaines à la distance entre le quotidien d’un agriculteur Américain de l’Arizona, pompant l’eau sans inquiétude pour arroser ses terres arides, et celui d’un Africain du Sahel qui ne sait pas s’il pourra faire une récolte dans l’année à cause de la raréfaction des pluies, et donc du dérèglement climatique, entre le quotidien du parisien qui court pour attraper son métro et celui de la mère de famille qui parcourt à pied des dizaines de kilomètres dans Lomé pour vendre du pain.
Cependant, si on essaie de procéder à une analyse plus fine, on se rend compte que cette explication est insuffisante : cela ne saurait être si simple. De fait, pour qui prête une oreille quelque peu attentive à l’actualité, présentée par les journalistes mais aussi dépeinte par les déclarations des hommes politiques, il est clair que la perception des faits par les citoyens dépend souvent de manœuvres politiques et même politiciennes.
Ainsi cela fait plusieurs jours que le problème de l’Ukraine est à la une de tous les médias. Et plusieurs chefs d’Etat s’en mêlent, MACRON, BIDEN discutent avec POUTINE : il semble qu’on recherche avant tout la paix. Mais du 21 au 24 février 2022, on arrive à ce que chacun voulait apparemment éviter, la guerre. En définitive, les Ukrainiens, quel que soit leur bord, séparatistes ou pas, vont être les vraies victimes d’un conflit qui commence et dont on n’entrevoit pas la fin.
On peut se poser une question : cette tension n’a-t-elle pas été préparée depuis longtemps par des choix politiques ? Et surtout, les citoyens ne devaient-ils pas s’y attendre en entendant les discours des hommes politiques de Russie comme de l’Occident ? Est-ce vraiment le langage de la recherche de la paix qui était utilisé, ou des mises en garde certes, mais surtout des justifications d’une probable entrée en guerre ? Tout poussait les gens à prendre position : pour ou contre la Russie ou les pays de l’OTAN, plutôt que pour ou contre la guerre.
Or, ce qui était axial, en fait, c’est la prise de conscience de tout ce qui dicte cette agitation au cœur de l’Europe : le désir de domination politique des uns et des autres, fondé sur des intérêts économiques importants (gaz, blé…). Cela vaut-il le sacrifice de vies humaines et la ruine d’un pays comme l’Ukraine ? A la fin on le sait les intérêts économiques seront préservés, et même réveillés par la perspective d’un pays à reconstruire. Mais les Ukrainiens dans tout cela ?
Un second point devrait attirer l’attention des gens, il s’agit, pour les puissants pays engagés dans le conflit, non seulement d’imposer une domination à des contrées stratégiques du point de vue économique mais également de constituer des blocs antagonistes afin de se contrebalancer mutuellement en Afrique, par exemple. Tel est en fait le sens de ce nouveau partenariat entre l’UE et l’Afrique, destiné au fond à permettre aux Européens de ne pas céder la place face à la Chine, à la Russie, à la Turquie. Les Africains verront, s’ils ne sont pas lucides pour agir dès à présent, que ces derniers pays ont un appétit aussi vorace que les Occidentaux. La politique de domination et la stratégie de positionnement peuvent-elles être encore des valeurs au XXIè siècle ? Le droit international, brandi par tous ces pays qui sont guidés en réalité par la logique commerciale et de domination, ne doit-il pas être revu pour devenir l’instrument de nouvelles relations entre les États ?
Pour revenir au conflit en cours en Europe, les médias seront bientôt inondés d’images atroces, et l’Ukraine existera pour les populations des puissances occidentales à travers les dégâts causés par la guerre. C’est comme cela que le Mali, et le Sahel tout entier, n’apparaissent qu’à travers le prisme du terrorisme, qui devient l’urgence numéro 1, alors que la population demande d’abord la liberté et la justice dans la répartition des ressources du pays. C’est grâce à cette image déformée que le soutien à l’ancien président IBK aujourd’hui décédé se justifiait de lui-même.
C’est ainsi que faire silence sur certains aspects de l’actualité fait partie des manœuvres qui permettent d’asseoir une politique inacceptable si tout était transparent. C’est ce qui se passe pour ce qui concerne le Togo, dont il n’est fait qu’exceptionnellement mention par les médias mais surtout par les autorités françaises. Beaucoup de citoyens se disent que c’est parce que c’est un tout petit pays de moins de dix millions d’habitants, un pays pas trop pauvre mais pas trop riche non plus. Mais alors, pourrait-on demander à ceux qui avancent ces raisons, pourquoi ceux qui sont au pouvoir bénéficient-ils d’un soutien aussi indéfectible de la part des autorités françaises ? Parce que c’est un pion stratégique dans la politique africaine de l’Elysée. Alors pour que l’opinion française ne soit pas offusquée, pour garder toute sa popularité, il ne faut pas dévoiler tout ce qui concerne ce petit pays que beaucoup de Français ne connaissent même pas.
Or, c’est reconnu, parmi les sanctions utilisées en éducation familiale par exemple, une des plus pénibles est celle qui consiste à faire comme si la personne que l’on veut punir n’existait pas, à ne plus lui adresser la parole, à faire comme si elle était transparente. C’est une violence car cela ne consiste pas à infliger à la personne seulement une douleur physique, comme dans le châtiment corporel, douleur à laquelle on peut apprendre à résister. Non c’est une violence parce que cette sanction impose une souffrance psychologique qui laisse des traces durables. Voilà pourquoi c’est à juste titre que des voix s’élèvent pour rompre le silence qui recouvre le cas du Togo, assujetti, depuis plusieurs décennies, au système autocratique mis en place par le même groupe de personnes. Et, le citoyen togolais subit la double peine : celle de vivre dans une situation extrêmement pénible depuis si longtemps et celle de n’avoir pas assez de valeur pour intéresser au plan international.
Faudra-t-il une attaque « terroriste » pour qu’on fasse attention à nous ? Ou que des personnes meurent de faim par milliers ? Serait-ce le prix à payer pour exister aux yeux de l’opinion internationale ? Il devient urgent de changer de politique à la fois au plan national, continental et mondial. Car les politiques de domination, de conservation de pouvoir, de création et d’extension de zones d’influence sont les véritables sources de violence dans le monde. La politique de domination tue plus que les guerres relayées par les médias, elle instrumentalise l’autre et le réduit à un objet marchand. Alors, et si la politique était une inlassable recherche d’un mieux vivre-ensemble par la reconnaissance de chacun et de chaque pays ? Et si la pluralité était acceptée comme une donnée de notre existence ? Et si chacun avait réellement le droit au bonheur et non seulement une minorité ?
Reconnaissons-le, il nous appartient à nous citoyens de briser le silence qui couvre notre pays et notre continent. En effet, le silence extérieur, est facilité par le silence intérieur, sinon dans quel pays accepterait-on la situation post-électorale inédite que nous supportons depuis deux ans maintenant ? A quand alors une solution vraie, durable et juste pour la crise togolaise ?
Lomé, le 25 février 2022