Pour beaucoup la problématique de l’alternance au Togo s’origine, en réalité en partie, dans le problème Nord-Sud. Ce n’est pas trop simpliste d’en conclure ainsi ? L’universitaire Napo Mouncaïla Gnane apporte son éclairage dans la peau d’un lecteur de la vie sociopolitique dans cette interview consultable sur Le Tabloïd.
C’est un sujet presque tabou, mais qui mériterait d’être abordé pour crever l’abcès. En tant que lecteur de la vie sociologique du Togo, pouvez-vous nous dire s’il y a un problème Nord-Sud au Togo, comme le racontent certains ?
Dr Napo Gnane : Est-ce qu’il y a un problème Nord-Sud au Togo ? Je ne dirai pas qu’il n’y a pas de problème, mais je ne dirai pas non plus qu’il y a un gros problème. En réalité, les peuples, de par leurs différences, parce qu’ils sont condamnés à vivre ensemble, peuvent être amenés à vivre des situations conflictuelles liées justement à ces différences ethniques, religieuses, mais aussi en raison des enjeux qui naissent de la vie en communauté, fonciers, ceux liés à l’exploitation des ressources en eau, du pâturage, des ressources forestières, ensuite des enjeux idéologiques, liés à la chefferie, etc. Tout cela peut constituer des facteurs de conflits entre plusieurs groupes ethniques vivant ensemble même si, à la base, la différence constitue un facteur d’enrichissement mutuel.
Bien avant la colonisation, on peut noter que des peuples en Afrique de façon globale ont connu des conflits. Et d’ailleurs, si on remonte à l’histoire du peuplement du Togo, vous verrez que tel peuple est venu du Nigeria fuyant la guerre, la domination d’un roi plutôt dur, la famine, etc. Ensuite il y a le mode d’installation de l’administration coloniale qui, généralement, arrive par le Sud, s’y installe dans un premier temps, érige les premières écoles, s’associe avec certains des peuples du Sud qu’elle instruit en premier pour qu’ils puissent l’accompagner dans sa mission de conquête du reste du pays. Donc déjà à l’instauration de cette administration coloniale, il y avait des différences, des inégalités en termes d’écoles et autres structures (au Sud) ; il faut attendre parfois des dizaines d’années pour avoir la première école au Nord, etc. Et certains compatriotes qui ont été premièrement instruits, ont accompagné le colon à aller conquérir l’intérieur du pays. Déjà des clivages sont nés.
Ensuite les colonisateurs eux-mêmes -plusieurs écrits l’ont documenté- avaient développé des clichés ou idées arrêtées sur certaines ethnies et sélectionnaient d’autres qu’ils considéraient comme aptes à l’école, à mieux s’instruire et d’autres encore plutôt au travail physique, eu égard à leur forme physique, à leur activité de base, notamment la forge, la chasse…Voilà donc les premières origines de ces différences ou clivages qui n’ont pas manqué d’être instrumentalisé(e)s déjà un peu avant les indépendances, notamment durant les luttes qui les ont précédées. L’histoire nous en dit davantage. Eh donc on a exacerbé ces petits clivages, ces petites différences qui existaient.
Dans les années 90 et le processus de retour au multipartisme, d’instauration de la démocratie qui a été jalonné par des conflits, parfois très ouverts et violents, on a vu s’afficher davantage ces petits clivages interethniques, parfois pas toujours Nord-Sud…Je me retiens de rappeler certains faits et incidents de l’histoire politique mouvementée pour ne pas réveiller le chat qui dort…
Donc il existe de ces clivages qui ne datent pas forcement d’hier, mais qui, de temps à autre, du fait aussi d’enjeux liés par exemple à la chefferie, politiques…sont instrumentalisés. Généralement le politique, sans trop aller dans une logique monocausale de ces conflits, est impliqué, mais aussi les intérêts économiques, religieux, liés au contrôle de l’espace, de la terre. Ces évènements parfois exacerbent ces clivages entre Nord et Sud.
Mais en même temps, il existe aussi des clichés, des stéréotypes entre les différents peuples, et ce n’est pas que Nord-Sud. Parfois certaines ethnies estiment qu’elles sont beaucoup plus intelligentes, plus ouvertes que d’autres, etc. et ces clivages reviennent épisodiquement pour mettre à mal le vivre-ensemble à l’occasion d’évènements politiques ou quand parfois des enjeux d’ordre économique sont au rendez-vous. De façon générale, les populations togolaises ont toujours vécu ensemble et pacifiquement ; mais il ne manque pas que de temps à autre, ces différences ethniques, régionales et autres réapparaissent lorsque les intérêts politiques, économiques sont en jeu et sont parfois instrumentalisées. Il faut reconnaitre quand même qu’à une certaine époque de notre histoire, ces différences ont été agitées…Ce sont des fibres sensibles, l’appartenance ethnique, religieuse et lorsqu’on les agite, on touche à la sensibilité et parfois ça peut entrainer des dérives.
Sinon personnellement, pour être quelqu’un du Nord, j’ai vécu et travaillé dans des coins et recoins du Sud du Togo, notamment dans le Bas-Mono, les Lacs, Vo, Yoto sans avoir véritablement de problème. J’ai toujours circulé sans souci. On peut constater que de façon générale, les Togolais vivent sans véritable problème, même s’il faut avoir le courage de noter que ces différences régionales et ethniques qui ne datent pas seulement de la colonisation, sont exacerbées par les questions politiques et d’autres intérêts, mettant à mal parfois le mieux-vivre ensemble entre les populations du Sud et du Nord.
Dites-nous davantage sur la nature des relations qui lient les diverses ethnies au Togo
Je le disais tantôt, les populations togolaises ont toujours vécu, malgré leurs petites différences, de façon globale en harmonie. Mais lorsque des intérêts idéologiques, surtout politiques et économiques s’invitent, cela crée des frustrations, parfois même entre des individus de même ethnie, surtout sur des questions foncières. Vous avez des populations de même ethnie qui s’affrontent sur la paternité de tel espace, parfois pas parce qu’elles en sont en manque. Avoir la terre revient à avoir un certain privilège. En tant qu’autochtone, on décide d’un certain nombre de choses, et parfois aussi parce que la terre a pris de la valeur, ça constitue des problèmes. Quand les questions politiques, économiques s’invitent, ça peut mettre à mal les différents groupes ethniques du Togo de façon globale.
Certaines fois aussi, ce sont des questions religieuses. On a pu voir dans la zone de Kétao, il y a trois ou quatre ans, comment la question du contrôle de l’imamat a mis à mal les communautés de même religion. Il y a plein d’exemples qui sont parfois des évènements épisodiques qui compromettent évidemment le vivre-ensemble. Tout dernièrement il y a moins d’un an, il y a eu des tensions entre les Kabyès et les Koussountou dans la zone de Koussountou sur les questions foncières…Mais de façon globale, les différentes ethnies ont toujours vécu ensemble à travers parfois des alliances à plaisanteries , les mariages interethniques qui permettent de pacifier les relations entre les ethnies qui ont toujours trouvé des formules pour partager les ressources hydriques, les sols et tout ce qui va avec pour répondre à leurs besoins.
Revenez-nous sur l’impact de la politique sur les rapports interethniques dans notre pays. Est-il aussi fort ?
Bien avant les indépendances, on a eu cette guéguerre entre les différents partis politiques, certains étant pour l’indépendance immédiate…On a pu voir aussi comment l’administration coloniale avait pu instrumentaliser la question ethnique, de l’appartenance régionale, les petits clivages pour pouvoir exacerber ces conflits à son profit. Et bien entendu, la même logique s’est poursuivie dans les années 90 où les acteurs politiques, pour atteindre leurs objectifs, notamment celui de conquête du pouvoir ou de sa conservation, ont été amenés à instrumentaliser, tirer un peu sur ces fibres ethniques à leur avantage.
Certes, il ne faut pas tout de suite dire que la politique a été négative du point de vue vivre-ensemble entre les différentes ethnies au Togo, mais elle a été souvent au cœur des tensions. La politique, ce n’est pas seulement la conquête du pouvoir, mais aussi les intérêts économiques et lorsque tous ces intérêts sont engagés, les politiques n’hésitent pas à tirer sur ces fibres ethniques à leur profit dans le cadre des joutes électorales pour s’assurer d’avoir le soutien de la majorité de leur groupe ethnique d’appartenance. De façon générale, le géopolitique a très souvent participé à exacerber les conflits et les divergences entre les groupes ethniques au Togo.
Pour le sociologue que vous êtes, de quel Togo rêvez-vous ?
Pour moi, il s’agit d’arriver à construire une véritable nation parce qu’on n’en est pas encore là, à nous fédérer autour des symboles, des valeurs africaines, notamment l’humanisme, la solidarité, la convivialité. Lorsque nous aurons réussi à nous fédérer autour de ces valeurs, nous aurions réussi à construire une nation prospère, une nation où la redistribution des richesses serait plus ou moins équitable et le Togolais, qui qu’il soit, puisse profiter au même titre que tous les autres de nos richesses, avoir accès au minimum vital…
C’est de ce Togo-là que je rêve, et pour y parvenir, il faudra, au-delà des intérêts économiques, idéologiques, véritablement mettre en avant ces valeurs africaines, notamment celles que véhiculent les alliances à plaisanterie, donc la solidarité, l’humanisme surtout. Mettons l’humanisme au cœur de tout ce qui est fait et on aboutira à ce Togo prospère où il fera bon vivre pour tout un chacun.
Raisonné et convaincant d’un historien. Ça tient la route contrairement à certains matamores que nous lisons souvent, qui se lancent dans des démonstrations loufoques, parfois pyromanes et singulièrement illettrés.
l’Afrique a besoin de ce genre de jeunes chercheurs !